[LETTRE SUPPLÉMENTAIRE 8]
1
Usbek
à ***.
Un homme d’esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit peu
de personnes ; il s’ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu’il lui
plaît appeller mauvaise compagnie ; il est impossible qu’il ne fasse un peu
sentir son dégoût : Autant d’ennemis.
Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très-souvent de le faire.
Il est porté à la critique, parce qu’il voit plus de choses qu’un autre, &
les sent mieux.
Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela
un plus grand nombre de moyens.
Il échoue dans ses entreprises, parce qu’il hasarde beaucoup. Sa vue,
qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes
distances
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. Sans compter que, dans la naissance d’un projet, il est moins frappé
des difficultés qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, &
qu’il tire de son propre fonds.
Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la réussite de presque toutes
les grandes affaires.
L’homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout : il sent bien
qu’il n’a rien à perdre en négligences.
L’approbation universelle est, plus ordinairement, pour l’homme médiocre.
On est charmé de donner à celui-ci, on est enchanté d’ôter à celui-là. Pendant que l’envie fond sur l’un, & qu’on ne lui
pardonne rien, on supplée tout en faveur de l’autre : la vanité se déclare
pour lui.
Mais, si un homme d’esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la dure
condition des sçavans ?
Je n’y pense jamais , que je ne me rappelle une lettre d’un d’eux à un de ses amis. La
voici :
Monsieur,
Je suis un homme qui m’occupe, toutes les nuits, à regarder,
avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos
têtes : &, quand je veux me délasser, je prends mes petits
microscopes, & j’observe un ciron ou une mitte
3
.
Je ne suis point riche, & je n’ai qu’une seule
chambre : Je n’ose même y faire du feu, parce que j’y tiens mon
thermomètre, & que la chaleur étrangère le feroit hausser. L’hyver
dernier, je pensai mourir de froid : &, quoique mon
thermomètre, qui étoit au plus bas dégré, m’avertît que mes mains alloient
se geler, je ne me dérangeai point. Et j’ai la consolation d’être instruit
exactement des changemens de temps les plus insensibles de toute l’année
passée.
Je me communique fort peu : &, de tous les gens que
je vois, je n’en connois aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à
Leipsik, un autre à Londres, que je n’ai jamais vus, &
que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels
j’entretiens une correspondance si exacte, que je ne laisse pas passer un
courrier sans leur écrire
4
.
Mais, quoique je ne connoisse personne dans mon quartier, j’y suis dans une si
mauvaise réputation, que je serai, à la fin, obligé de le quitter. Il y a cinq
ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines, pour avoir fait la
dissection d’un chien qu’elle prétendoit lui appartenir. La femme d’un boucher,
qui se trouva là, se mit de la partie. Et, pendant que celle-là m’accabloit
d’injures, celle-ci m’assommoit à coups de pierre, conjointement avec le docteur
***, qui étoit avec moi, & qui reçut un coup terrible sur l’os frontal &
occipital, dont le siége de sa raison fut très-ébranlé.
Depuis ce temps-là, dès qu’il s’écarte quelque chien au bout
de la rue, il est aussitôt décidé qu’il a passé par mes mains
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. Une bonne bourgeoise, qui en avoit perdu un petit, qu’elle
aimoit, disoit-elle, plus que ses enfans, vint l’autre jour s’évanouir dans
ma chambre ; &, ne le trouvant pas, elle me cita devant le
magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice importune de
ces femmes, qui, avec leurs voix glapissantes, m’étourdissent sans cesse de
l’oraison funèbre de tous les automates
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qui sont morts depuis dix ans.
Je suis, etc.
Tous les sçavans étoient autrefois accusés de magie. Je n’en suis point étonné.
Chacun disoit en lui-même : J’ai porté les talens naturels aussi loin
qu’ils peuvent aller ; cependant un certain sçavant a des avantages sur
moi : il faut bien qu’il y ait là quelque diablerie.
A présent que ces sortes d’accusations sont tombées dans le décri, on a pris un
autre tour ; & un sçavant ne sçauroit guère éviter le reproche
d’irreligion ou d’hérésie. Il a beau être absous par le peuple : la plaie
est faite ; elle ne se fermera jamais bien. C’est toujours, pour lui, un
endroit malade. Un adversaire viendra, trente ans après, lui dire
modestement : A dieu ne plaise que je dise que ce dont on vous
accuse soit vrai ; mais, vous avez été obligé de vous défendre. C’est ainsi
qu’on tourne contre lui sa justification même.
S’il écrit quelque histoire, & qu’il ait de la noblesse dans l’esprit, &
quelque droiture dans le cœur, on lui
suscite mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat, sur un fait
qui s’est passé il y a mille ans
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. Et on voudra que sa plume soit captive, si elle n’est pas vénale.
Plus heureux cependant que ces hommes lâches, qui abandonnent leur foi pour une
médiocre pension ; qui, à prendre toutes leurs impostures en détail, ne les
vendent pas
seulement une obole ; qui renversent la constitution
de l’empire , diminuent les droits d’une puissance, augmentent ceux d’une autre,
donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des droits surannés,
flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, & les vices qui sont
sur le trône ; imposant à la postérité, d’autant plus indignement, qu’elle
a moins de moyens de détruire leur
témoignage
8
.
Mais ce n’est point assez, pour un auteur, d’avoir essuyé toutes ces
insultes ; ce n’est point assez, pour lui, d’avoir été dans une inquiétude continuelle sur le
succès de son ouvrage. Il voit le jour, enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté.
Il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment les éviter ? Il
avoit un sentiment ; il l’a soutenu par ses écrits : il ne sçavoit pas
qu’un homme, à deux cent lieues de lui, avoit dit tout le contraire. Voilà
cependant la guerre qui se déclare.
Encore, s’il pouvoit espérer d’obtenir quelque considération ! Non. Il
n’est, tout au plus, estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de
science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a
la tête chargée de faits : & il est, à son tour, regardé comme un
visionnaire par celui qui a une bonne mémoire
9
.
Quant à ceux qui font profession d’une orgueilleuse ignorance, ils voudroient que
tout le genre humain fût enseveli dans l’oubli où ils seront eux-mêmes.
Un homme, à qui il manque un talent, se dédommage en le méprisant :
il ôte cet obstacle qu’il rencontroit entre le mérite & lui ; &,
par là, se trouve au niveau de celui dont il redoute les travaux.
Enfin, il faut joindre, à une réputation équivoque, la privation des plaisirs,
& la perte de la santé.
De Paris, le 26
de la lune de Chahban
1720.