[LETTRE SUPPLEMENTAIRE 6]
1
Usbek
à Rhedi
A Venise.
Quel peut être le motif de ces libéralités immenses que les princes versent
sur leurs courtisans ? Veulent-ils se les attacher ? ils leur sont
déjà acquis autant qu’ils peuvent l’être. Et, d’ailleurs, s’ils acquièrent
quelques-uns de leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison,
qu’ils en perdent une infinité d’autres en les appauvrissant
2
.
Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d’hommes avides
& insatiables, je ne puis que les plaindre : & je les plains encore
davantage, lorsqu’ils n’ont pas la force de résister à des demandes toujours
onéreuses à ceux qui ne demandent rien.
Je n’entends jamais parler de leurs libéralités, des graces & des pensions
qu’ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions : une foule d’idées
se
présente à mon esprit : il me semble que j’entends publier cette ordonnance :
« Le courage infatigable de quelques-uns de
nos sujets à nous demander des pensions, ayant exercé sans relâche notre
magnificence royale, nous avons enfin cédé à la
multitude des requêtes qu’ils nous ont présentées, lesquelles ont fait jusqu’ici la
plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu’ils n’ont point
manqué, depuis notre avénement à la couronne, de se trouver à notre lever ;
que nous les avons toujours vus sur notre passage immobiles comme des
bornes ; & qu’ils se sont extrêmement élevés pour regarder, sur les
épaules les plus hautes, notre sérénité
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. Nous avons même
reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sèxe, qui nous ont
supplié de faire attention qu’il est notoire qu’elles sont d’un entretien
très-difficile : quelques-unes même très-surannées nous ont
prié, branlant la tête, de faire attention qu’elles ont fait l’ornement de la cour des
rois nos prédécesseurs
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; & que, si les généraux de leurs armées ont rendu l’état
redoutable par leurs faits militaires, elles n’ont
point rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues.
Ainsi, desirant traiter les supplians avec bonté, & leur accorder toutes
leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :
« Que tout laboureur, ayant cinq enfans, retranchera journellement la
cinquième partie du pain qu’il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de
faire la diminution, sur chacun d’eux, aussi juste que faire se pourra.
« Défendons expressément à tous ceux qui s’appliquent à la culture de leurs
héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme, d’y faire aucune réparation,
de quelque espèce qu’elle soit.
« Ordonnons que toutes personnes
qui s’exercent à des travaux vils & méchaniques, lesquelles n’ont jamais été au
lever de notre majesté, n’achètent désormais d’habits, à eux, à leurs
femmes, & à leurs enfans, que de
quatre ans en quatre ans : leur interdisons, en outre, très-étroitement, ces petites
réjouissances qu’ils avoient coutume de faire dans leurs
familles les principales fêtes de l’année.
« Et, d’autant que nous demeurons avertis que la plupart des bourgeois de
nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l’établissement de leurs
filles, lesquelles ne se sont rendues recommandables, dans notre état, que par
une triste & ennuyeuse modestie ; nous ordonnons qu’ils attendront à
les marier, jusqu’à ce qu’ayant atteint l’âge limité par les ordonnances,
elles viennent à les y contraindre
5
. Défendons
à nos magistrats de pourvoir à l’éducation de leurs
enfans. »
De Paris, le
premier de la lune de Chalval
1718.