LETTRE XCIII.
Le premier Eunuque
à
Usbek.
A Paris.
Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du Royaume de Visapour
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: j’en ai achetté une pour ton frere le Gouverneur de Mazenderan
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, qui m’envoya il y a un mois son commandement sublime, & cent Tomans
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.
Je me connois en femmes d’autant mieux qu’elles ne me surprennent pas, &
qu’en moi les yeux ne sont point troublez par les mouvemens du cœur.
Je n’ai jamais vû de beauté si reguliere & si parfaite : ses yeux
brillans portent la vie sur son visage, & relevent l’éclat d’une couleur qui
pourroit effacer tous les charmes de la Circassie
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.
Le premier Eunuque d’un Negociant d’Ispahan la marchandoit avec moi : mais
elle se deroboit dedaigneusement à ses regards, & sembloit chercher les
miens ; comme si elle avoit voulu me dire qu’un vil Marchand n’étoit pas
digne d’elle, & qu’elle étoit destinée à un plus illustre Epoux.
Je te l’avouë, je sens dans moi-même une joye secrette
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, quand je pense aux charmes de cette belle personne : il me semble
que je la vois entrer dans le Serrail de ton frere : je me plais à prevoir
l’étonnement de toutes
ces femmes : la douleur imperieuse des unes ; l’affliction muëtte,
mais plus douloureuse des autres ; la consolation maligne de celles, qui
n’esperent plus rien ; & l’ambition irritée de celles, qui esperent
encore.
Je vais d’un bout du Royaume à l’autre faire
changer tout un Serrail de face : que de passions je vais émouvoir ! Que de
craintes, & de peines je prepare !
Cependant dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins
tranquille : les grandes revolutions seront cachées dans le fond du
cœur ; les chagrins seront devorez, & les joyes contenuës :
l’obéïssance ne sera pas moins exacte, &
les regles moins inflexibles : la douceur toujours contrainte de paroître, sortira du fond même
du desespoir.
Nous remarquons que plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins elles nous
donnent d’embarras. Une plus grande necessité de plaire ; moins de facilité
de s’unir ; plus d’exemples de soumission : tout cela leur forme des
chaines : les unes sont sans cesse attentives sur les demarches des
autres : il semble que de concert avec nous elles travaillent à se rendre
plus dépendantes : elles
font presque la moitié de notre office , & nous ouvrent les yeux, quand nous les fermons. Que dis-je, elles
irritent sans cesse le Maître contre leurs Rivales, & elles ne voyent pas
combien elles se trouvent près de celles, qu’on punit.
Mais tout cela, magnifique Seigneur, tout cela n’est rien sans la presence du
Maître. Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d’une autorité, qui ne se
communique jamais toute entiere ? Nous ne representons que foiblement la
moitie de toi-même : nous ne pouvons que leur montrer une odieuse severité.
Toi tu temperes la crainte par les esperances ; plus absolu, quand tu
caresses, que tu ne l’ès, quand tu menaces
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.
Reviens donc, magnifique Seigneur, reviens dans ces lieux porter par tout les
marques de ton Empire. Viens adoucir des passions desesperées : viens ôter
tout pretexte de faillir : viens appaiser l’amour, qui murmure ; &
rendre le devoir même aimable : viens enfin soulager tes fidelles Eunuques
d’un fardeau, qui s’appesantit chaque jour.
Du Serrail d’Ispahan le 8. de la Lune de Zilhagé 1716.