LETTRE XCII.
Usbek
au même.
Les Magistrats doivent rendre la justice de Citoyen à Citoyen : chaque
Peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre Peuple. Dans cette seconde
distribution de justice, on ne peut employer d’autres maximes que dans la
premiere.
De Peuple à Peuple il est rarement besoin de tiers pour juger ; parce que
les sujets de disputes sont presque toujours clairs, & faciles à terminer.
Les interêts de deux Nations sont ordinairement si separez, qu’il ne faut
qu’aimer la justice pour la trouver ; on ne peut gueres se prévenir dans sa
propre cause.
Il n’en est pas de même des differens, qui arrivent entre particuliers. Comme ils
vivent en Societé, leurs interêts sont si mêlez & si confondus : il y
en a de tant de sortes differentes, qu’il est nécessaire qu’un tiers débrouille
ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.
Il n’y a que deux sortes de guerres justes
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: les unes, qui se font pour repousser un Ennemi, qui
attaque : les autres pour secourir un Allié, qui est attaqué.
Il n’y auroit point de justice de faire la guerre pour des querelles
particulieres du Prince ; à moins que le Cas ne fût si grave, qu’il meritât
la mort du Prince, ou du Peuple qui l’a commis. Ainsi un Prince ne peut faire la
guerre, parce qu’on lui aura refusé un honneur, qui lui est dû, ou parce qu’on
aura eu quelque procedé peu convenable à l’égard de ses Ambassadeurs, &
autres choses pareilles ; non plus qu’un particulier ne peut tuer celui,
qui lui refuse
le pas . La raison en est que comme la declaration de guerre doit être un acte de
Justice, dans laquelle il faut toujours que la peine soit proportionnée à la
faute ; il faut voir si celui, à qui on declare la guerre, merite la mort.
Car faire la guerre à quelqu’un, c’est vouloir le punir de mort.
Dans le Droit public l’acte de Justice le plus severe, c’est la guerre ;
puisque son but est la destruction de la Societé
2
.
Les represailles sont du second degré. C’est une Loi que les Tribunaux n’ont pû
s’empêcher d’observer, de mesurer la peine par le crime
3
.
Un troisieme acte de Justice,
est de priver un Prince des avantages, qu’il peut tirer de nous,
proportionnant toujours la peine à l’offense.
Le quatrieme acte de Justice, qui doit être le plus frequent,
est la renonciation à l’alliance du Peuple, dont on a à se plaindre. Cette
peine répond à celle du bannissement
établie dans les Tribunaux, qui retranche les coupables de la Societé. Ainsi un Prince, à l’alliance duquel nous
renonçons, est retranché
par là de notre Societé, & n’est plus un de nos Membres .
On ne peut pas faire de plus grand affront à un Prince, que de renoncer à son
alliance, ni lui faire de plus grand honneur, que de la contracter. Il n’y a
rien parmi les hommes, qui leur soit plus glorieux, & même plus utile, que
d’en voir d’autres toujours attentifs à leur conservation.
Mais pour que l’alliance nous lie, il faut qu’elle soit juste : ainsi une
Alliance faite entre deux Nations pour en opprimer une troisieme, n’est pas
legitime, & on peut la violer sans crime.
Il n’est pas même de l’honneur, & de la dignité du Prince de s’allier avec un
Tyran. On dit qu’un Monarque d’Egypte fit avertir le Roi de Samos de sa cruauté,
& de sa tyrannie ; & le somma de s’en corriger : comme il ne
le fit pas, il lui envoya dire qu’il renonçoit à son amitié, & à son
alliance
4
.
Le Droit de Conquête n’est point un Droit
5
. Une Societé ne peut être fondée que sur la volonté des
Associez : si elle est détruite par la Conquête, le Peuple
redevient libre : il n’y a plus de nouvelle Societé ; & si
le Vainqueur en veut former, c’est une tyrannie
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.
A l’égard des Traitez de Paix, ils ne sont jamais legitimes, lorsqu’ils ordonnent
une cession, ou dedommagement plus considerable, que le dommage causé :
autrement c’est une pure violence, contre laquelle on peut toujours
revenir : à moins que pour ravoir ce qu’on a perdu, on ne soit obligé de se
servir de moyens si violens, qu’il en arrive un mal plus grand que le bien, que
l’on en doit retirer.
Voilà, cher Rhedi, ce que j’appelle le Droit Public ; voilà le Droit des
Gens, ou plutôt celui de la Raison.
A Paris le 4. de la Lune de Zilhagé 1716.