LETTRE XCI.
Usbek
à
Rhedi.
A Venise.
Je n’ai jamais ouï parler du Droit public qu’on n’ait commencé par rechercher
soigneusement quelle est l’origine des Societez ; ce qui me paroît
ridicule. Si les hommes n’en formoient point ; s’ils se quittoient, &
se fuyoient les uns les autres ; il faudroit en demander la raison, &
chercher pourquoi ils se tiennent separez : mais ils naissent tous liez les
uns aux autres : un fils est né auprès de son pere, & il s’y
tient : voilà la Societé, & la cause de la Societé
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Le Droit public est plus connu en Europe, qu’en Asie : cependant on peut
dire que les passions des Princes ; la patience des Peuples ; la
flatterie des Ecrivains, en ont corrompu tous les principes.
Ce Droit, tel qu’il est aujourd’hui, est une Science, qui apprend aux Princes
jusques à quel point ils peuvent violer la justice, sans choquer leurs interêts.
Quel dessein, Rhedi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre
l’iniquité en systême ; d’en donner des regles, d’en former des principes,
& d’en tirer des conséquences !
La puissance illimitée de nos sublimes Sultans, qui n’a d’autre regle
qu’elle-même, ne produit pas plus de monstres, que cet Art indigne, qui veut
faire plier la Justice, toute inflexible qu’elle est.
On diroit, Rhedi, qu’il y a deux Justices toutes differentes : l’une, qui
regle les affaires des particuliers ;
qui regne dans le Droit Civil : l’autre qui regle les differens,
qui surviennent de Peuple à Peuple ;
qui tyrannise dans le Droit Public : comme si le Droit Public n’étoit
pas lui-même un Droit Civil ; non pas à la verité d’un Pays particulier,
mais du monde
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Je t’expliquerai dans une autre Lettre mes pensées là-dessus.
De Paris le 1. de la Lune de Zilhagé 1716.