LETTRE LXXX.
Rica
à
Ibben.
A Smirne.
Quoique les François parlent beaucoup, il y a cependant parmi eux une espece de
Dervis taciturnes, qu’on appelle Chartreux : on dit qu’ils se coupent la
Langue en entrant dans le
Convent
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: & on souhaitteroit fort que tous les autres Dervis se
retranchassent de même tout ce que leur Profession leur rend inutile.
A propos de gens taciturnes, il y en a de bien plus singuliers que ceux-là, &
qui ont un talent bien extraordinaire. Ce sont ceux qui sçavent parler sans rien
dire ; & qui
amusent une conversation pendant deux heures de tems , sans qu’il soit possible de les deceler
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, d’être leur plagiaire, ni de retenir un mot de ce qu’ils ont dit
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.
Ces sortes de gens sont adorez des femmes : mais ils ne le
sont pourtant pas tant que d’autres, qui ont reçu de la nature l’aimable talent de sourire
à propos, c’est à dire à chaque instant ; & qui portent la grace d’une
joyeuse approbation sur tout ce qu’elles disent.
Mais ils sont au comble de l’Esprit, lors qu’ils sçavent entendre finesse à tout,
& trouver mille petits traits ingenieux dans les choses les plus communes.
J’en connois d’autres, qui se sont bien trouvez d’introduire dans les
conversations
les choses inanimées, & d’y faire parler leur habit brodé, leur perruque
blonde, leur tabatiere, leur canne, & leurs gands. Il est bon de commencer
de la ruë à se faire écouter par le bruit du Carrosse, & du marteau, qui
frappe rudement la porte : cet avantpropos previent pour le reste du
discours : & quand l’exorde est beau, il rend supportables toutes les
sotises, qui viennent ensuite ;
mais qui par bonheur arrivent trop tard
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.
Je
te promets que ces petits talens dont on ne fait aucun cas chez nous, servent bien
ici ceux qui
sont assez heureux pour les avoir ; & qu’un homme de bon sens ne brille gueres devant
ces sortes de gens .
De Paris le 6. de la Lune de Rebiab 2
. 1715.