LETTRE LXXVI.
Usbek
à
Rhedi.
A Venise.
La plûpart des Legislateurs ont été des hommes bornez, que le hazard a mis à la
tête des autres, & qui n’ont presque consulté que leurs préjugez, &
leurs fantaisies
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.
Il semble qu’ils ayent meconnu la grandeur, & la
dignité même de leur ouvrage : ils se sont amusez à faire des institutions pueriles,
avec lesquelles ils se sont à la verité conformez aux petits Esprits, mais
decreditez auprès des gens de bon sens.
Ils se sont jettez dans des details inutiles
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: ils ont donné dans les cas particuliers ; ce qui marque un
genie étroit, qui ne voit les choses que par parties, & n’embrasse rien
d’une vuë generale.
Quelques-uns ont affecté de se servir d’une autre Langue que la vulgaire ;
chose absurde pour un faiseur de Loix : comment peut-on les observer, si
elles ne sont pas connues
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?
Ils ont souvent aboli sans necessité celles qu’ils ont trouvées établies ;
c’est-à-dire qu’ils ont jetté les Peuples dans les desordres inseparables des
changemens.
Il est vrai que par une bisarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit
des hommes, il est quelquefois necessaire de changer certaines Loix. Mais le cas
est rare ; & lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main
tremblante
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: on y doit observer tant de solemnitez, & apporter tant de
precautions, que le peuple en concluë naturellement que les Loix sont bien
saintes, puisqu’il faut tant de formalitez pour les abroger.
Souvent ils les ont faites trop subtiles, & ont suivi des idées Logiciennes
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, plûtôt que l’Equité naturelle. Dans la suite elles ont été trouvées
trop dures ; & par un esprit d’équité, on a cru devoir s’en
écarter : mais ce remede étoit un nouveau mal. Quelles que soient les Loix,
il faut toujours les suivre, & les regarder comme la conscience publique, à
laquelle celle des particuliers
doit se conformer toujours .
Il faut pourtant avouër que quelques-uns d’entr’eux ont eu une attention, qui
marque beaucoup de sagesse ; c’est qu’ils ont donné aux peres une grande
autorité sur leurs enfans : rien ne soulage plus les Magistrats ; rien
ne degarnit plus les Tribunaux ; rien enfin ne repand plus de tranquillité
dans un Etat, où les mœurs font toujours de meilleurs Citoyens, que les Loix
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.
C’est de toutes les puissances celle dont on abuse le moins : c’est la plus
sacrée de toutes les Magistratures : c’est la seule, qui ne depend pas des
conventions, & qui les a même precedées.
On remarque que dans les païs où l’on met dans les mains Paternelles plus de
recompenses & de punitions, les familles sont mieux reglées : les peres
sont l’image du Createur de l’Univers
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, qui, quoiqu’il puisse conduire les hommes par son amour, ne laisse pas
de se les attacher encore par les motifs de l’esperance, & de la crainte.
Je ne finirai pas cette Lettre sans te faire remarquer la bisarrerie de l’Esprit
des François. On dit qu’ils ont retenu des Loix Romaines un nombre infini de
choses inutiles, & même pis ; & ils n’ont pas pris d’elles la
puissance paternelle, qu’elles ont établie comme la premiere autorité legitime.
De Paris le 18
de la Lune de Saphar.
1715