1
Furieux se dit « de tout ce qui a de la
violence, de l’impetuosité, de l’excés » (Trévoux, 1704).
2
Le suicide est assimilé à d’autres crimes majeurs (hérésie et
lèse-majesté) dans l’ordonnance criminelle d’août 1670, article
XXII : « Le procès ne pourra être fait au cadavre ou à la
mémoire d’un défunt, si ce n’est pour crime de lèze majesté divine ou
humaine, dans les cas où il échet de faire le procès aux défunts, duel,
homicide de soi-même ou rébellion à justice avec force ouverte
[…] » (François-André Isambert, Recueil général
des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la révolution
de 1789, Paris, Plon, 1822, t. XVIII, p. 414
). Voir L’Esprit des lois, XIV,
12 : « Des Loix contre ceux qui se tuent eux-mêmes. » La
rigueur législative à l’égard de « l’homicide de soi-même »
(sauf en cas de folie) est restée grande jusqu’à la Révolution.
3
En fait la question est plus complexe, comme Montesquieu l’avait remarqué
lui-même dès la Collectio juris, selon qu’on a
affaire au droit romain ou aux différentes coutumes de France (« Voiés
Mornac qui raporte plusieurs arrets par lesquels les biens de celui qui
s’estoit donné la mort estoint restitués aux parans plus proches non au
fisc ce
qui n’estoit pourtant pas de meme par l’ancienne coutume
de France » (OC, t. 12, p. 909, sur
Code, IX, titre 50).
La loi de la confiscation des biens,
présente en droit romain, connaît des formes d’accommodement (« Pour
nous nous præsumons que celui qui s’est tüé estoit fou a moins qu’il ne
fut
deja accusé de quelque crime c’est pour quoi la memoire du
deffunt n’est point
notée mais il n’est pas ordinairement
enseveli en terre ste. », d’après le commentateur Mornac, ibid.) ; on la trouve dans les Établissements de Saint Louis en 1270 (Isambert, Recueil général […], t. II, p. 469
). En général, la confiscation des biens d’un condamné était une
peine accessoire à la peine de mort, et donc une peine collective qui
frappait sa famille. Voir l’article « Suicide (Jurisprudence) » de Boucher d’Argis dans l’Encyclopédie : «
Parmi nous, tous suicides […] sont punis rigoureusement. Le coupable est
privé de la sépulture […] ; la justice ordonne que le cadavre sera
traîné sur une claie, pendu par les piés, & ensuite conduit à la
voirie. […] Enfin, l’on prononçoit autrefois la confiscation de biens »
(t. XV, 1765, p. 641b).
4
Le suicide était envisagé comme un remède dans la tradition stoïcienne
issue de Sénèque. Dans son résumé du débat, Montaigne écrit que
« la mort est la recepte à tous maux » (Essais , II, 3, « « Coustume de l’isle de
Cea » ; Catalogue , nº 1507 : éd. Coste, La Haye, 1727, t. III,
p. 37
) ; Montesquieu lui-même reprendra cette idée à propos de
Charles I er et de Jacques II, dans une note des
Romains (XII, p. 181) supprimée
par un carton, absente également de la nouvelle édition de 1748 mais
reprise dans certains exemplaires de l’édition de 1755 (C.
Volpilhac-Auger, avec la collaboration de Gabriel Sabbagh et Françoise
Weil, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire
éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), Lyon, ENS
Éditions, 2011, p. 172-176). L’abbé Gaultier répondra par
l’argument chrétien : « Se donner la mort à soi-même, ce n’est
pas finir ses peines, c’est s’en attirer d’éternelles. Notre vie n’est
point à nous. Elle est à Dieu, & Dieu nous défend de nous donner la
mort » (Les Lettres persanes convaincues
d’impiété , p. 94
). Dans les années 1680-1720, une vague de suicides en Angleterre
donne à la question une nouvelle actualité. Pour certains, l’existence
est un don de Dieu que l’homme ne peut détruire. De plus, le désir de
mettre fin à ses jours va à l’encontre de la nature, qui incite à la
conservation de soi-même. L’un des arguments du Phédon de Platon, dans le contexte d’une discussion sur
l’immortalité de l’âme et la possibilité de vouloir sa mort, est que,
puisque les hommes appartiennent aux dieux, ils ne sont pas libres de
disposer d’eux-mêmes (
62b-e
). Descartes au nom de la raison et Hobbes au nom
de l’État s’opposent au suicide. Pour Aristote et Thomas d’Aquin, enfin,
le suicide est un acte qui isole son auteur de la communauté humaine,
idée que reprendront plus tard certains philosophes. Montesquieu, même
s’il reconnaît qu’il peut être dû seulement à l’orgueil, notamment dans
le cas du duel, qu’il hait (Pensées ,
nº 1890), accepte le droit au suicide en minimisant les
conséquences sociales de l’acte et en exaltant, dans une perspective
stoïcienne et humaniste, la maîtrise de l’homme sur son destin. Les Mémoires de Trévoux d’avril 1749, comme les
Nouvelles ecclésiastiques d’octobre
1749, lui feront reproche d’avoir estimé, dans L’Esprit des lois (XIV, 12), que le suicide n’est pas
punissable en Angleterre, tant il procède de l’influence du climat. Plus
loin (XXIX, 9), Montesquieu examine dans quels cas il était punissable à
Rome ou chez Platon, ce qui revient à contester l’idée que le suicide
s’oppose à la loi naturelle. Montesquieu devait répondre de cela dans la
deuxième partie de la Défense de L’Esprit des lois
(OC, t. 7, p. 83). La
Sorbonne reprendra également ce grief, auquel Montesquieu répondra avec
fermeté, déclarant qu’il n’a pas à répondre des usages des anciens
Romains et que le suicide est l’effet d’une maladie, qui n’est donc pas
punissable (Proposition X, OC, t. 7,
p. 253-254).
5
L’argument d’Usbek repose sur une sorte de contrat social ou de
convention et reprend en cela certains des termes mêmes des adversaires
du droit au suicide. Le suicide pose de manière radicale la question de
la solidarité mais aussi celle de la liberté humaine, sans parler du
devoir civique : c’est un sujet sur lequel reviendront beaucoup de
penseurs au xviii
e siècle, Rousseau notamment. Les devoirs
envers la société sont invoqués par Platon, qui considère le suicide
comme un délit relevant de la législation mais admet des cas
exceptionnels où il peut être justifié (Lois
, 873c-d), et par Aristote, qui regarde le suicide comme un
délit contre la cité (Éthique à Nicomaque
, V, 1138). L’argument est repris par Thomas d’Aquin dans la Summa theologica (II e
partie, Question 64, A5, Objection 3). Les arguments traditionnels
contre le suicide faisaient appel à la loi naturelle, à la loi sociale
et à la loi divine ; ils sont résumés par Montaigne et seront
repris dans l’article « Suicide » de l’ Encyclopédie . Formey essaiera d’invalider les affirmations
d’Usbek dans sa Dissertation sur le meurtre volontaire
de soi-même (Mélanges philosophiques
, Leyde, Élie Luzac, 1754, t. I, p. 187-212).
6
L’opposition de l’Église au suicide était énoncée par saint Augustin dans
La Cité de Dieu (I, 22). L’interdiction
était basée sur le sixième Commandement : « Tu ne tueras
point ». Thomas d’Aquin affirme que la vie est un don de Dieu et
que par conséquent le suicide est péché contre Dieu (Summa theologica, passage cité). L’argument est repris par
Montaigne : « […] c’est à Dieu, qui nous a icy envoyez, non
pour nous seulement, ains pour sa gloire & service d’autruy, de nous
donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre ; […]
nous ne sommes pas nez pour nous, ains aussi pour nostre païs ; les
loix nous redemandent conte de nous pour leur interest, & ont action
d’homicide contre nous […] », mais il avait précédement développé
une autre thèse : « Dieu nous donne assez de congé, quand il
nous met en tel estat que le vivre nous est pire que le mourir » (
Essais , II, 3, « Coustume de
l’isle de Cea », 1727, t. III, p. 39
et 37
).
7
Saint Paul avait écrit, en s’adressant aux hommes de loi, que « la
loi ne domine sur l’homme que pour autant de temps qu’elle vit »
(Epître aux Romains, VII, 1, selon la traduction de Sacy ; le texte de
la Vulgate étant ambigu, d’autres traductions donnent :
« qu’il vit »).
8
L’argument est expliqué dans l’ Encyclopédie
: « L’homme en se détruisant, enleve du monde un ouvrage
qui étoit destiné à la manifestation des perfections divines. »
(art. « Suicide (Morale) », d’un
auteur non identifié, t. XV, p. 639b).
9
Sur cette forme, voir Lettre 23, note 2.
10
La même expression apparaîtra dans le Traité des
devoirs (1725) à propos de Spinoza : « […] un grand
genie m’a promis que je mourrois comme un insecte, il cherche a me
flatter de l’idée que je ne suis qu’une modification de la matiere, il
employe un ordre geometrique et des raisonnemens qu’on dit être trés
forts et que j’ai trouvé trés obscurs pour elever mon ame a la dignité
de mon corps […] » (Pensées ,
nº 1266).
11
Marivaux reproche à Montesquieu l’« air décisif » de cette
phrase : « […] on croiroit presque qu’il est entré de moitié
dans le secret de cette même creation ; on croiroit qu’il croit ce
qu’il dit, pendant qu’il ne le dit, que parce qu’il se plaît à produire
une idée hardie. » (Le Spectateur français
, VIII e feuille, 8 septembre 1722 ;
nouvelle édition, 1752, p. 99).
12
Pour l’abbé Gaultier, ces arguments prouvent que l’auteur « n’a
point de religion » (Les Lettres persanes
convaincues d’impiété, p. 100). En effet, l’audace de cette lettre s’étend
au-delà du thème du suicide. Usbek rejette les notions d’une Providence
personnelle et de l’anthropocentrisme en alléguant que l’existence de
l’homme est indifférente dans le cadre de la nature. Les arguments
d’Usbek, qui frôlent le matérialisme (L’Esprit des
lois montrera moins d’audace), seront repris par David Hume
dans son essai Of Suicide (1755 ;
publication posthume, 1777).
13
L’orgueil de l’homme joint à sa petitesse est un des thèmes de Montaigne
dans l’ Apologie de Raymond Sebond :
« La presomption est nostre maladie naturelle & originelle. La
plus calamiteuse & fraile de toutes les creatures, c’est l’homme,
& quant & quant la plus orgueilleuse […] » (Essais , II, 12 ; 1727, « Apologie
de Raymond de Sebonde », t. II, p. 210). Présomption est
également un mot utilisé plusieurs fois dans les Pensées de Pascal ; l’orgueil joue un grand rôle dans
l’analyse de la « misère de l’homme » (Sellier, n os 86-111 ; 1678, p. 195 et suiv.).
14
Écho des
Entretiens sur la pluralité des mondes
(1686), qui évoquent une multiplicité de « mondes »
quelquefois qualifiés aussi de « terres ». Certes il s’en
trouve plutôt des « milliers » mais le titre du Cinquième soir
en suggère la possibilité : « Que les étoiles fixes sont
autant de Soleils, dont chacun éclaire un monde » (Fontenelle, Œuvres diverses, 1711, t. I, p. 91).
La correction en mille correspond à une
atténuation prudente. La leçon de 1758 est une coquille, qui ne peut
être perçue comme telle que par comparaison avec les Cahiers de corrections.
15
La lettre se termine sur une note pascalienne, la dialectique de
l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Voir aussi le premier
des Feuillets détachés des Cahiers de corrections (f. 1 r -f. 2
v).