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Au xviii
e siècle l’Académie française ne prétend plus
à régler l’usage et le bon goût ; elle est souvent moquée, comme
ici, pour son formalisme vide et son inutilité : voir par exemple
La Comédie des Académistes (ou Les Académiciens ) de Saint-Evremond
(1650 ; Œuvres, 1730, t. I, p.
3 [Paolo Carile éd., Paris, Nizet, 1976]). Elle n’en est pas
moins une institution respectée, à laquelle Montesquieu lui-même allait
chercher bientôt à s’agréger (voir ci-dessous, note 8). Celle qu’il
désigne ici est manifestement l’Académie du tournant du siècle,
bastion des Anciens (malgré la présence de chefs de file des Modernes,
comme Perrault, Fontenelle et Houdar de La Motte), qui ne se rendra
complètement aux Modernes que dans les années 1730, sous l’influence
notamment de Fontenelle ; elle venait de trouver, avec l’étude d’
Athalie de Racine et de la traduction
de Quinte-Curce par Vaugelas, un nouveau champ d’action : voir
Les Remarques de l’Académie française sur le
Quinte-Curce de Vaugelas, 1719-1720 , éd. Wendy
Ayres-Bennett et Philippe Caron, Paris, Presses de l’École normale
supérieure, 1997. Pour un jugement beaucoup plus favorable de
Montesquieu sur l’Académie, à l’occasion de la querelle du Cid, voir Pensées,
nº 1299 : « Le Cid la belle critique de l’academie
francoise qui a donné le plus beau modelle que nous ayons en ce genre,
critique severe mais charmante c’est dans ce cas ou la morale exigeoit
qu’avant de penser a ce qu’elle devoit au public elle pensat a ce
qu’elle devoit a Corneille et peut estre a ce qu’elle devoit au grand
Corneille : c’est la que l’on voit la louange des beautes si pres
de la critique des deffauts une si grande naiveté dans les deux rosles
&c ».
2
Il s’agit du Dictionnaire de l’Académie française
dont la première édition parut en 1694 et la seconde en 1718.
L’élaboration de ce dictionnaire fut lente, difficile et conflictuelle.
En 1639, Vaugelas en prit la direction ; en dix ans, on était
parvenu seulement à la lettre « I ». À la mort du
grammairien en 1650, le travail n’avançait plus ; c’est pour
stimuler l’entreprise que Colbert institua en janvier 1683 la pratique
des « jetons de présence », suscitant mainte plaisanterie sur
l’appât du gain chez les académiciens. Voir ci-dessous note 7.
3
Le Dictionnaire de l’Académie bénéficiait
d’un privilège exclusif octroyé en 1674. Cela devait lui permettre
d’attaquer le Dictionnaire de Furetière, alors
que celui de Richelet ne fut pas inquiété. Voir Alain Rey,
« Antoine Furetière imagier de la culture classique », dans
Le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière
, Paris, Le Robert, 1978, t. I, p. 11-98.
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L’académicien Patru et quelques autres jeunes auteurs publièrent en 1680
un autre dictionnaire sous le nom de Richelet (Catalogue , nº 2520, éd. de Genève, 1680). Un autre rival était Furetière,
dont l’ouvrage parut (posthume) en 1690 (Catalogue
, nº 2482 : La Haye et Rotterdam, 1691). L’idée peut
avoir été suggérée à Montesquieu par un pamphlet de Furetière,
Plan et dessein du Poème allégorique et
tragico-burlesque intitulé : Les Couches de l’Académie
(Amsterdam, Pierre Brunel, 1687 ; cf. Catalogue , nº 2947, Recueil de pièces et de factums
contre l’Académie), notamment le cinquième chant, tableaux IV
et V : « Dans le quatriéme Tableau on voyoit cette même
Princesse vieille, ridée & hors d’âge de mettre un enfant au monde
qui pût vivre. Elle se vantoit pourtant depuis fort long-temps d’être
enceinte, & par avance elle avoit baptisé son fruit du nom de
Dictionaire. Le Public en avoit conçû de grandes esperances […] il y en
avoit déja cinquante [ans] que cette grossesse duroit. » L’enfant
naît enfin : « Il paroissoit monstrueux & sa diformité
donnoit de l’horreur » (p. 48-49).
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Fontenelle et, après lui, D’Alembert, se distinguèrent dans l’éloge
académique. Le genre prendra au cours du siècle une extension
encore plus grande, quand les académies tendront à remplacer, pour les
concours, les sujets de discours par les éloges. Sur le « triomphe
du genre » au fil du siècle , représenté
notamment par Antoine Léonard Thomas : voir Jean-Claude Bonnet,
Naissance du Panthéon , Paris, Fayard,
1998.
6
Sur la critique des « corps » (voir aussi Lettre 106) dont l’autorité est
dévoyée, voir Franck Salaün, « La lettre Q
et autres bizarreries. Sur les différentes sortes de règles dans les
Lettres persanes », dans Les Lettres persanes en leur
temps, Philip Stewart dir., Paris, Classiques Garnier, 2013,
p. 109-122).
7
Reproche traditionnel, ainsi formulé par Furetière (Plan et dessein du poème allégorique et tragico-burlesque, intitulé
« Les Couches de l’Académie », Amsterdam, Pierre
Brunel, 1687, ch. V, p. 46-47) : « La plupart avoient la main droite
coupée ou estropiée, ce qui les empêchoit d’écrire ; en récompense
leur main gauche étoit saine & vigoureuse, dont ils se servoient à
piller avec avidité une certaine drogue en forme de pilules plattes,
qu’en langage du pays on appelle jettons
[…] ». Plus loin (p. 53
), une nouvelle allusion à ces « pilules » qui assurent
la survie de l’Académie.
8
En 1727, Montesquieu devait avoir des difficultés à se faire admettre à
l’Académie, car le cardinal de Fleury s’y opposait, moins en raison de
cette lettre qu’à cause de la sulfureuse réputation des Lettres persanes (notamment à propos de la
Lettre 22). Sur le
détail de cette affaire, et sur son refus d’édulcorer ou de renier son
ouvrage, voir Lettre 22,
note 25.