LETTRE LXII.
Le Chef des Eunuques noirs
à
Usbek.
A Paris.
Je suis dans un embarras que je ne sçaurois t’exprimer, Magnifique
Seigneur : le Serrail est dans un desordre, & une confusion
épouventable
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: la guerre regne entre tes femmes : tes Eunuques sont
partagez : on n’entend que plaintes, que murmures, que reproches
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: mes remontrances sont meprisées : tout semble permis dans ce
tems de licence, & je n’ai plus qu’un vain titre dans le Serrail.
Il n’y a aucune de tes femmes, qui ne se juge au dessus des autres par sa
naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton
amour ; & qui ne fasse valoir quelques-uns de ces
titres-là , pour avoir toutes les préferences : je perds à chaque instant cette
longue patience, avec laquelle néanmoins j’ai eu le malheur de les mécontenter
toutes : ma prudence, ma complaisance même, vertu si rare, & si
étrangere dans le poste, que j’occupe, ont été inutiles.
Veux-tu que je te decouvre, Magnifique Seigneur, la cause de tous ces
desordres ? Elle est toute dans ton cœur, & dans les tendres égards,
que tu as pour elles. Si tu ne me retenois pas la main : si au lieu de la
voye des remontrances, tu me laissois
celle des châtimens : si, sans te laisser attendrir à leurs plaintes,
& à leurs larmes, tu les envoyois pleurer devant moi, qui ne m’attendris
jamais, je les façonnerois bien-tôt au joug, qu’elles doivent porter ;
& je lasserois leur humeur imperieuse, & independante.
Enlevé dès l’âge de quinze ans du fonds de l’Afrique ma Patrie
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, je fus d’abord vendu à un Maître, qui avoit plus de vint femmes, ou
Concubines. Ayant jugé à mon air grave & taciturne, que j’étois propre au
Serrail, il ordonna que l’on achevât de me rendre tel ; & me fit faire
une operation penible dans les commencemens ; mais qui me fut heureuse dans
la suite, parce qu’elle m’approcha de l’oreille, & de la confiance de mes
Maîtres. J’entrai dans ce Serrail, qui fut pour moi un nouveau Monde : le
premier Eunuque, l’homme le plus severe, que j’aye vû de ma vie, y gouvernoit
avec un Empire absolu. On n’y entendoit
parler ni de divisions, ni de querelles : un silence profond regnoit par tout
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: toutes ces femmes étoient couchées à la même heure d’un bout de
l’année à l’autre, & levées à la même heure : elles entroient dans le
bain tour à tour
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: elles en sortoient au moindre signe, que nous leur en
faisions : le reste du tems, elles étoient presque toujours enfermées dans
leurs chambres. Il avoit une regle, qui étoit de les faire tenir dans une grande
propreté
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; & il avoit pour cela des attentions inexprimables : le
moindre refus d’obéïr étoit puni sans misericorde. Je suis, disoit-il,
Esclave : mais je le suis d’un homme, qui est votre Maître, & le
mien ; & j’use du pouvoir, qu’il m’a donné sur vous : c’est lui
qui vous châtie, & non pas moi, qui ne fais que prêter ma main. Ces femmes
n’entroient jamais dans la chambre de mon Maître, qu’elles n’y fussent
appellées ; elles recevoient cette grace avec joye ; & s’en
voyoient privées sans se plaindre : enfin moi, qui étois le dernier des
noirs dans ce Serrail tranquille, j’étois mille fois plus respecté, que je ne le
suis dans le tien, où je les commande tous.
Dès que ce grand Eunuque eut connu mon genie ; il tourna les yeux de mon
côté, il parla de moi à mon Maître, comme d’un homme capable de travailler selon
ses vuës, & de lui succeder dans le poste qu’il remplissoit : il ne fut
point étonné de ma grande jeunesse ; il crut que mon attention me tiendroit
lieu d’experience. Que te dirai-je ? je fis tant de progrès dans sa
confiance, qu’il ne faisoit plus difficulté de
me confier les clefs des lieux terribles, qu’il gardoit depuis si long-tems. C’est
sous ce grand Maître que j’appris l’art difficile de commander, & que je me
formai aux maximes d’un Gouvernement inflexible : j’étudiai sous lui le
cœur des femmes : il m’apprit à profiter de leurs foiblesses, & à ne
point m’étonner de leurs hauteurs. Souvent il se plaisoit
de me les faire exercer même, & de les conduire jusques au dernier
retranchement de l’obéïssance : il les faisoit ensuite revenir insensiblement, & vouloit que je parusse pour quelque tems
plier moi-même. Mais il falloit le voir dans ces momens, où il les trouvoit tout
près du desespoir, entre les prieres, & les reproches ; il soutenoit
leurs larmes sans
s’émouvoir . Voila, disoit-il d’un air content, comment il faut gouverner les
femmes : leur nombre ne m’embarasse pas : je conduirois de même toutes
celles de notre grand Monarque. Comment un homme peut-il esperer de captiver
leur cœur, si ses fidelles Eunuques
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n’ont commencé par soumettre leur
esprit ?
Il avoit non seulement de la fermeté, mais aussi de la penetration : il
lisoit leurs pensées, & leurs dissimulations : leurs gestes étudiez,
leur visage feint ne lui deroboient rien : il sçavoit toutes leurs actions
les plus cachées, & leurs paroles les plus secrettes : il se servoit
des unes pour connoître les autres ; & il se plaisoit à recompenser la
moindre confidence. Comme elles n’abordoient leur mari que lorsqu’elles étoient
averties, l’Eunuque y appelloit qui il vouloit, & tournoit les yeux de son
Maître sur celles, qu’il avoit en vuë, & cette distinction étoit la
recompense de quelque secret revelé : il avoit persuadé à son Maître qu’il
étoit du bon ordre, qu’il lui laissât ce choix, afin de lui donner une autorité
plus grande. Voilà, comme on gouvernoit, Magnifique Seigneur, dans un Serrail,
qui étoit, je crois, le mieux reglé qu’il y eût en Perse.
Laisse-moi les mains libres : permets que je me fasse obéïr : huit
jours remettront l’ordre dans le sein de la confusion : c’est ce que ta
gloire demande, & que ta sûreté exige.
De ton Serrail d’Ispahan le 9. de la Lune de Rebiab 1. 1714.