LETTRE LIII.
Rica
à
Ibben.
A Smirne.
Chez les Peuples
d’Europe le premier quart d’heure du mariage applanit toutes les
difficultez ; les dernieres faveurs sont toujours de même datte que la
bénédiction nuptiale : les femmes n’y font point comme nos Persanes, qui
disputent le terrain quelquefois des mois entiers
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; il n’y a rien de si plenier
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: si elles ne perdent rien, c’est qu’elles n’ont rien à
perdre : mais on sçait toujours, chose honteuse ! le moment de leur
defaite ; & sans consulter les Astres, on peut predire au juste l’heure
de la naissance de leurs enfans.
Les François ne parlent presque jamais de leurs femmes : c’est qu’ils ont
peur d’en parler devant des gens, qui les connoissent mieux qu’eux.
Il y a parmi eux des hommes très-malheureux, que personne ne console ; ce
sont les maris jaloux : il y en a que tout le monde hait, ce sont les maris
jaloux : il y en a que tous les hommes méprisent ; ce sont encore les maris jaloux.
Aussi n’y a t-il point de Pays où ils soient en si petit nombre, que chez les
François : leur tranquillité n’est pas fondée sur la confiance, qu’ils ont
en leurs femmes ; c’est au contraire sur la mauvaise opinion, qu’ils en ont
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: toutes les sages precautions des Asiatiques ; les voiles qui
les couvrent ; les prisons où elles sont detenuës ; la vigilance des
Eunuques leur paroissent des moyens plus propres à exercer l’industrie
du Sexe, qu’à la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grace,
& regardent les infidelitez comme des coups d’une Etoile inévitable. Un mari
qui voudroit seul posseder sa femme, seroit regardé comme un perturbateur de la
joye publique ; & comme un insensé, qui voudroit jouïr de la lumiere du
Soleil, à l’exclusion des autres hommes
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.
Ici un mari qui aime sa femme, est un homme qui n’a pas assez de merite pour se
faire aimer d’une autre ; qui abuse de la necessité de la Loi pour suppléer
aux agrémens, qui lui manquent ; qui se sert de tous ses avantages au
prejudice d’une Societé entiere ; qui s’approprie ce qui ne lui avoit été
donné qu’en engagement
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, & qui agit autant qu’il est en lui pour renverser une convention
tacite, qui fait le bonheur de l’un & de l’autre sexe. Ce titre de mari
d’une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, se porte ici sans
inquietude : on se sent en état de faire diversion par tout. Un Prince se
console de la perte d’une place, par la prise d’une autre. Dans le tems que le
Turc nous prenoit Bagdat, n’enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de
Candahar
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?
Un homme qui en general souffre les infidelitez de sa femme, n’est point
desaprouvé ; au contraire, on le louë de sa prudence : il n’y a que
les cas particuliers, qui deshonorent.
Ce n’est pas qu’il n’y ait des Dames vertueuses ; & on peut dire
qu’elles sont distinguées : mon conducteur me les faisoit toujours
remarquer ; mais elles étoient toutes si laides, qu’il faut être un Saint
pour ne pas haïr la Vertu.
Après ce que je t’ai dit des mœurs de ce païs-ci, tu t’imagines facilement que
les François ne
s’y piquent gueres de constance : ils croyent qu’il est aussi ridicule
de jurer à une femme, qu’on l’aimera toujours ; que de soutenir qu’on se
portera toujours bien, ou qu’on sera toujours heureux. Quand ils promettent à
une femme qu’ils l’aimeront toujours ; ils supposent qu’elle de son côté
leur promet d’être toujours aimable ; & si elle manque à sa parole, ils
ne se croyent plus engagez à la leur.
A Paris le 7. de la Lune de Zilcadé 1714.