LETTRE XL
.
Pharan
1
à
Usbek
son Souverain Seigneur.
Si tu étois ici, Magnifique Seigneur, je paroîtrois à ta vuë tout couvert de
papier blanc ; & il n’y en auroit pas
assez encore, pour écrire toutes les insultes, que ton premier Eunuque noir, le plus mechant
de tous les hommes
2
, m’a faites depuis ton depart.
Sous pretexte de quelques railleries, qu’il pretend que j’ai faites sur le
malheur de sa condition, il exerce sur ma tête une vangeance inépuisable ;
il a animé contre moi le cruel Intendant de tes jardins, qui depuis ton depart
m’oblige à des travaux insurmontables, dans lesquels j’ai pensé mille fois
laisser la vie, sans perdre un moment l’ardeur de te servir. Combien de fois
ai-je dit en moi-même ; j’ai un Maître rempli de douceur, & je suis le
plus malheureux esclave, qui soit sur la terre !
Je te l’avouë, Magnifique Seigneur, je ne me croyois pas destiné à de plus
grandes miseres : mais ce traitre d’Eunuque a voulu mettre le comble à sa
mechanceté. Il y a quelques jours que de son autorité privée il me destina à la
garde de tes femmes sacrées ; c’est à dire, à une
execution , qui seroit pour moi mille fois plus cruelle que la mort. Ceux qui
en naissant ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels Parens un
traitement pareil , se consolent peut-être sur ce qu’ils n’ont jamais connu d’autre êtat que
le leur : mais qu’on me fasse descendre de l’humanité
3
, & qu’on m’en prive, je mourrois de douleur, si je ne mourois pas de
cette barbarie
4
.
J’embrasse tes pieds, sublime Seigneur, dans une humilité profonde : fais en
sorte que je sente les effets de cette Vertu si respectée ; & qu’il ne
soit pas dit que par ton ordre, il y ait sur la terre un malheureux de plus.
Des Jardins de Fatmé le 7. de la Lune de Maharram. 1713.