LETTRE XXXII.
Rica
à
Ibben.
A Smirne.
Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France ; mais celles de
France sont plus jolies
1
. Il est
impossible de ne point aimer les premieres, & de ne se point plaire avec les
secondes : les unes sont plus tendres, & plus modestes ; les
autres sont plus gayes, & plus enjouées.
Ce qui rend le sang si beau en Perse, c’est la vie reglée que les femmes y
menent ; elles ne jouent, ni ne veillent ; elles ne boivent point de
vin, & ne s’exposent presque jamais à l’air
2
. Il faut avouër que le Serrail est plutôt fait pour la santé, que pour
les plaisirs : c’est une vie unie, qui ne pique point ; tout s’y
ressent de la subordination & du devoir ; les plaisirs mêmes y sont
graves, & les joyes severes, & on ne les goûte presque jamais, que comme
des marques d’autorité, & de dependance.
Les hommes mêmes n’ont pas en Perse la même gayeté,
que les François : on ne leur voit point cette liberté d’esprit, &
cet air content, que je trouve ici dans tous les états, & dans toutes les
conditions.
C’est bien pis en Turquie, où l’on pourroit trouver des familles, où de pere en
fils personne n’a ri, depuis la fondation de la Monarchie
3
.
Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce, qu’il y a entr’eux :
ils ne se voyent que lorsqu’ils y sont forcés par la Ceremonie
4
: l’amitié, ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur de
la vie, leur est presque inconnuë : ils se retirent dans leurs maisons, où
ils trouvent toujours une compagnie, qui les attend ; de maniere que chaque
famille est, pour ainsi dire,
isolée des autres
5
.
Un jour que je m’entretenois là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me
dit : Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c’est que vous êtes obligez de
vivre avec des esclaves, dont le cœur & l’esprit se sentent toujours de la
bassesse de leur condition : ces gens lâches affoiblissent en vous les
sentimens de la Vertu, que l’on tient de la nature ; & ils les
ruinent depuis l’enfance qu’ils vous obsedent
6
.
Car enfin defaites-vous des prejugés ; que peut-on attendre de l’éducation
7
, qu’on reçoit d’un miserable, qui fait consister son honneur à garder
les femmes d’un autre, & s’enorgueillit du plus vil emploi, qui soit parmi
les humains ? qui est méprisable par sa fidelité même, qui est la seule de
ses Vertus ; parce qu’il y est porté par envie, par jalousie, & par
desespoir ; qui brûlant de se vanger des deux Sexes, dont il est le rebut,
consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvû qu’il puisse desoler le plus
foible ; qui tirant de son imperfection, de sa laideur, & de sa
difformité tout l’éclat de sa condition, n’est estimé que parce qu’il est
indigne de l’être ; qui enfin rivé pour jamais à la porte, où il est
attaché, plus dur que les gonds, & les verroux, qui la tiennent, se vante de
cinquante ans de vie dans ce Poste indigne
8
, où chargé de la jalousie de son Maître, il a exercé toute sa bassesse
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.
A Paris le 14. de la Lune de Zilhagé 1713.