LETTRE XXIV.
Usbek
à
Roxane.
Au Serrail d’Ispahan.
Que vous êtes heureuse, Roxane, d’être dans le doux Païs de Perse, & non pas
dans ces Climats
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empoisonnez, où l’on ne connoît ni la pudeur, ni la vertu ! Que
vous êtes heureuse ! Vous vivez dans mon Serrail comme dans le séjour de
l’innocence
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, inaccessible aux attentats de tous les humains : vous vous trouvez
avec joye dans une heureuse impuissance de faillir
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: jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs :
votre Beau-Pere même dans la liberté des Festins, n’a jamais vû votre belle
bouche : vous n’avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour
la couvrir. Heureuse Roxane ! Quand vous avez été à la campagne, vous avez
toujours eu des Eunuques, qui ont marché devant vous, pour donner la mort à tous
les temeraires, qui n’ont pas fui votre vuë : moi-même à qui le Ciel vous a
donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n’ai-je pas euë pour me rendre
maître de ce tresor, que vous défendiez avec tant de constance
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! Quel chagrin pour moi dans les premiers jours de notre Mariage de
ne pas vous voir ! Et quelle impatience, quand je vous eus vuë ! vous
ne la satisfaisiez pourtant pas ; vous l’irritiez au contraire par les
refus obstinez d’une pudeur allarmée : vous me confondiez avec tous ces
hommes, à qui vous vous cachez sans cesse. Vous souvient-il de ce jour, où je
vous perdis parmi vos esclaves, qui
vous trahirent, & vous déroberent à mes recherches
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? Vous souvient-il de cet autre, où voyant vos larmes impuissantes,
vous employâtes l’autorité de votre mere, pour arrêter les fureurs de mon
amour ? Vous souvient-il, lorsque toutes les ressources vous manquerent, de
celles que vous trouvâtes dans votre courage ? Vous
mîtes le poignard à la main , & menaçâtes d’immoler un époux, qui vous aimoit, s’il continuoit à
exiger de vous, ce que vous cherissiez plus que votre époux même ! Deux
mois se passerent dans ce combat de l’Amour & de la Vertu
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: vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules : vous ne
vous rendîtes pas même après avoir été vaincuë : vous défendites jusques à
la derniere extremité une virginité mourante : vous me regardâtes comme un
ennemi, qui vous avoit fait un outrage, non pas comme un époux, qui vous avoit
aimée : vous futes plus de trois mois, que vous n’osiez me regarder sans
rougir : votre air confus sembloit me reprocher l’avantage que j’avois
pris : je n’avois pas même une possession tranquille : vous me
derobiez tout ce que vous pouviez de ces charmes, & de ces graces ;
& j’étois enyvré des plus grandes faveurs,
sans en avoir obtenu les moindres.
Si vous aviez été élevée dans ce païs-ci, vous n’auriez pas été si
troublée : les femmes y ont perdu toute retenuë : elles se presentent
devant les hommes à visage decouvert, comme si elles vouloient demander leur
défaite :
elles les cherchent de leurs regards : elles les voyent dans les Mosquées, les promenades
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, chez elles-mêmes : l’usage de se faire servir par des Eunuques,
leur est inconnu : au lieu de cette noble simplicité,
& de cette aimable pudeur, qui regne parmi vous ; on voit une impudence
brutale, à laquelle il est impossible de s’accoutumer.
Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans l’affreuse
ignominie, où votre Sexe est
descendu : vous fuiriez ces abominables lieux ; & vous soupireriez
pour cette douce retraite, où vous trouvez l’innocence ; où vous êtes sûre
de vous-même ; où nul peril ne vous fait trembler ; où enfin vous
pouvez m’aimer, sans craindre de perdre jamais l’Amour, que vous me devez.
Quand vous relevez l’éclat de votre teint par les plus belles couleurs ;
quand vous vous parfumez tout le corps des essences les plus precieuses ;
quand vous vous parez de vos plus beaux habits, quand vous cherchez à vous
distinguer de vos compagnes par les graces de la danse, & par la douceur de
votre chant ; que vous combattez gracieusement avec elles de charmes, de
douceur, & d’enjouëment, je ne puis pas m’imaginer que vous ayez d’autre
objet, que celui de me plaire : & quand je vous vois rougir
modestement, que vos regards cherchent les miens, que vous vous insinuez dans
mon cœur par des paroles douces, & flatteuses, je ne sçaurois, Roxane,
douter de votre amour.
Mais que puis-je penser des femmes d’Europe ? L’art de composer leur teint,
les ornemens dont elles se parent, les soins qu’elles prennent de
leur personne , le desir continuel de plaire, qui les occupe, sont autant de taches
faites à leur Vertu, & d’outrages à leur époux.
Ce n’est pas, Roxane, que je pense qu’elles poussent l’attentat aussi loin,
qu’une pareille conduite devroit le faire croire ; & qu’elles portent
la debauche à cet excès horrible, qui fait fremir, de violer absolument la Foi
conjugale : il y a bien peu de femmes assez abandonnées, pour
porter le crime si loin : elles
portent toutes dans leur cœur un certain caractere de vertu, qui y est gravé, que la naissance
donne, & que l’éducation affoiblit, mais ne détruit pas : elles peuvent
bien se relâcher des devoirs exterieurs, que la pudeur exige : mais quand
il s’agit de faire les derniers pas ; la nature se revolte
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. Aussi quand nous vous enfermons si étroitement ; que nous vous
faisons garder par tant d’esclaves ; que nous gênons si fort vos desirs,
lorsqu’ils volent trop loin : ce n’est pas que nous craignions la derniere
infidelité : mais
c’est que nous sçavons que la pureté ne sçauroit être trop grande, & que la moindre
tache peut la corrompre.
Je vous plains, Roxane ; votre chasteté si long-tems éprouvée meritoit un
époux, qui ne vous eût jamais quittée, & qui pût lui-même reprimer les
desirs, que votre seule Vertu sçait soumettre
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De Paris le 7. de la Lune de Regeb 1712
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