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Première lettre de Rica, dont le nom figure dès la Lettre 1, et qui est ainsi le
premier à décrire Paris. « Grâce à un artifice de construction,
c’est bien une voix nouvelle qui rend compte des premiers pas des
Persans à Paris, comme si Montesquieu avait gardé Rica en réserve à
cette seule fin, afin de nous offrir une image perçue par un regard
doublement neuf […] » (Jacques Rustin et Jean-Paul Schneider,
« Le motif de “l’arrivée à Paris” dans les romans français du
xviii
e siècle, des Lettres
persanes à La Nouvelle Héloïse
», dans Études sur le xviii
e siècle, III : Images de la
ville au xviii
e siècle , Strasbourg,
Faculté des Lettres modernes, 1984, p. 115) Rica joue en effet
un rôle épistolaire très différent de celui d’Usbek, car il n’écrira
jamais que de Paris et ne sera lui-même le destinataire que de deux
lettres : Lettres 76
et 125.
2
Les astrologues sont nombreux en Perse : Chardin évoque leur rang
important et leurs grosses pensions (t. V, p. 77-79). Comme le dit le Dictionnaire de
l’Académie (1718), « le public confond quelquefois
l’Astronomie avec l’Astrologie » (art. « Astrologie »).
3
La description d’un Paris mouvementé est dès avant les Lettres persanes un topos
littéraire. Les premières impressions de Rica se présentent
« selon la double perspective de l’horizontalité et de la
verticalité » (J. Rustin et J.-P. Schneider, « Le motif de
“l’arrivée à Paris” […] », p. 77). La même impression se
dégageait déjà chez l’Espion turc, selon lequel « on peut appeler
Paris un entassement de villes bâties les unes sur les autres, comme le
Mont Pelion sur le Mont Ossa, puisque les maisons y sont aussi hautes,
que les Minarets à Constantinople, & divisées comme l’air en
appartements hauts, moyens, & bas : Ou pour mieux dire comme
les Cieux que les Astronomes font monter à neuf. » (Marana, 1700,
t. V, Lettre XLIII, p. 156). De même, le Sicilien de Cotolendi l’avait décrit comme
« une Ville dont les habitans sont logez jusque sur les ponts de la
riviere, & sur les toits des maisons », caractérisée par
« le mouvement perpetuel » (Charles Cotolendi,
« Traduction d’une lettre italienne, écrite par un Sicilien à un de
ses amis », dans Saint-Evremoniana, ou dialogues
des nouveaux dieux, Paris, Michel Brunet, 1700, p. 379-380).
4
Ce thème de la ville moderne est déjà illustré dans
Les Illustres Françaises
(1713) de Robert Challe, qui s’ouvrent avec l’évocation
d’embarras de circulation dans les rues de Paris.
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Leur corps (vocabulaire cartésien ou malebranchiste devenu courant).
6
Le mouvement perpétuel de la capitale fait contraste avec la sérénité
persane qu’avait signalée Chardin : « Les Orientaux sont beaucoup moins frétillans
que nous, & moins inquiets. Ils sont assis
gravement & sérieusement : ils ne font jamais de geste du corps, ou que très-rarement […] »
(t. IV, p. 111).
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Ce passage est dans l’esprit de la sixième des Satires
de Boileau (
Œuvres diverses , 1701,
t. I, p. 46, v. 31-34 )
; c’est un thème traditionnel depuis Juvénal (Satires, III). Dufresny avait décrit ainsi
l’impression d’un Siamois à Paris : « Il voit une infinité de
machines differentes que des hommes font mouvoir ; les uns sont
dessus ; les autres dedans, les autres derriere ; ceux-cy
portent, ceux-la sont portez ; l’un tire ; l’autre
pousse ; l’un frape ; l’autre crie ; celui-ci
s’enfuit ; l’autre court après […] j’admire que dans un espace si
étroit, tant de machines & tant d’animaux dont les mouvemens sont
opposez, ou differens, soient ainsi agitez sans se confondre […] »
(Amusements sérieux et comiques [1699], Paris,
Veuve Barbin, 1707, « Amusement troisième », p. 59
-60).
8
Voir Marana : « […] j’admire souvent les trésors de ce
Monarque, qui paroissent inépuisables. Mais les voies des Rois sont
secretes, & celuy de France est singulier dans les moyens misterieux
dont il se sert pour s’enrichir & pour s’agrandir. » (1700,
t. V, Lettre V, p. 13) Le rendement des impôts anciens
et nouveaux (création de la capitation en janvier 1695 et du dixième en
octobre 1710 – ce dernier supprimé en août 1717), était trop faible, et
la dette liée aux guerres trop importante et durable (les impôts de 1718
étaient dépensés d’avance), pour que le roi pût se passer de ressources
extraordinaires. On crée de nouveaux offices, la plupart inutiles ou
fantaisistes. Avec les besoins financiers dus aux guerres, « de
1689 à 1713, à plusieurs reprises, des lettres de noblesse furent
décernées moyennant finances […] Après la paix, l’édit d’août 1715
révoqua les anoblissements accordés depuis le 1 er
janvier 1689 » (Roland Mousnier, Les Institutions
de la France sous la monarchie absolue, 1598-1789, Paris, PUF,
3 e éd., 1996, p. 106-107). Cela ne doit
cependant pas être confondu avec la vénalité des charges, que
Montesquieu défendra toujours vigoureusement ; voir L’Esprit des lois, V, 19 : « Quatrieme Question. Convient-il que les
Charges soient vénales ? Elles ne doivent pas l’être dans les Etats
despotiques, où il faut que les Sujets soient placés ou déplacés dans un
instant par le Prince. ¶Cette vénalité est bonne dans les Etats
Monarchiques, parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce
qu’on ne voudroit pas entreprendre pour la vertu, qu’elle destine chacun
à son devoir, & rend les ordres de l’Etat plus
permanens. » Voir également Pensées,
nº 19 : « il n’y a guere d’home de bon sens en France qui
ne crie contre la voenalité des charges et qui n’en soit scandalisé
cependant si l’on fait bien attention a l’indolence de païs voisins ches
lesquels toutes les charges se donnent et qu’on la compare avec notre
activité et notre industrie on verra qu’il est infiniment utille
d’encourager dans les cytoyens le desir de faire fortune, et que rien
n’y contribue plus que de leur faire sentir que les richesses leur
ouvrent le chemin des honeurs dans touts les temps dans touts les
gouvernemens on s’est pleint que les gens de merite parvenoint moins aux
honeurs que les autres, il y a bien des raisons pour cela sur tout une
qui est bien naturelle c’est qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont point
de merite et peu qui en aint il y a meme souvent beaucoup de difficulté
a en faire le discernement et a n’estre pas trompé[.] cela estant il
vaut toujours mieux que les gens riches qui ont beaucoup a perdre et qui
d’ailleurs ont pu avoir une meilleure education entrent dans les charges
publiques ».
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Anticipation de la dévaluation du 23 décembre 1715 ? Ou allusion à
la critique traditionnelle dans l’historiographie des princes
« faux-monnayeurs » (Philippe le Bel), qui dévaluent les
espèces en abaissant le titre de métal précieux (voir L’Esprit des lois, XXII, 11-13) ? En
fait, depuis Louis XIII la monnaie française est restée
remarquablement stable, pour afficher la suprématie de la
monarchie : « […] en 1709, la dévaluation de la livre tournois
(monnaie de compte) fut ainsi camouflée par une réévaluation du louis et
de l’écu (monnaies réelles) […] » (Guy Antonetti, Dictionnaire du Grand siècle ,
« Monnaie »). Après la période particulièrement troublée du
système de Law, où « l’êtat de la finance varioit tous les
jours » (Spicilège, nº 615), les
fluctuations ne devaient disparaître qu’avec l’édit de 1726. Montesquieu
avait répondu en 1715 à l’appel du Régent, qui sollicitait dans tout le
royaume des propositions pour redresser les finances, par un ambitieux
programme de réformes fiscales et administratives : voir Jean
Ehrard, « À la découverte des finances publiques : le Mémoire sur les dettes de l’État », dans
Montesquieu, les année de formation ,
C. Volpilhac-Auger dir., Naples, Liguori, 1996,
Cahier Montesquieu 5, p. 127-142, et son édition du
Mémoire (
OC,
t. 8, p. 43-64). Entre 1735 et 1738, dans le Spicilège , Montesquieu fait un historique des
« differentes variations necessaires et dans la depense et dans la
recette du roy » (nº 615).
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Allusion double, semble-t-il, à la fois aux billets de crédit et par là
aux dettes de la couronne, et au papier-monnaie du système de Law dont
il sera parlé dans la Lettre 138
(les « feuilles de chêne »). Pour développer le crédit,
on lance dès 1701 des billets, simples reçus d’espèces déposées aux
Monnaies, remboursables à court terme et portant intérêt ; devenus
inconvertibles tant ils avaient proliféré, ils sont supprimés en 1707.
Desmaretz, contrôleur général des finances à partir de 1708, essaie de
mettre sur pied une banque royale émettant du papier-monnaie gagé sur
l’or et convertible à volonté. En 1709, douze receveurs généraux fondent
une caisse qui met en circulation les billets émis par les officiers et
receveurs des Finances et garantis à la fois par le crédit de l’État et
par celui des financiers fondateurs de la Caisse. Mais ces billets aussi
perdent vite une bonne partie de leur valeur nominale.
11
« Le roi de France jouït du privilege de toucher les Escrouëlles » dit laconiquement et sans
aucun commentaire le Dictionnaire de Trévoux
(1704) ; de même le Dictionnaire de
l’Académie (1718) : « Le Roi de France guérit des
écrouelles en touchant les malades. » Voir la fort sceptique
Lettre de l’Espion turc intitulée : « Du pouvoir
qu’ont les rois de France de guerir les Ecroüelles » : ayant
décrit la cérémonie de ce « grand miracle », il conclut :
« […] tout le prodige consiste selon moi dans la force de
l’imagination, qui, comme tu sais, guerit à demi grand nombre de
maladies » ; « Le sang des Rois de France a peut-être
quelque teinture Magique ou Physique : Ou peut-être ces Princes
ont-ils trouvé la pierre Philosophale […] » (Marana, t. V,
Lettre V, p. 11-12) Rica est plus sceptique que l’Espion turc, puisqu’il
doute de la réalité de cette guérison. Au moment du sacre (octobre 1722)
deux mille scrofuleux se présenteront encore à Louis XV à
Reims : voir Marc Bloch, Les Rois thaumaturges
(Paris, Armand Colin, 1961), p. 397-398.
12
Cette allusion à la transsubstantiation de l’Eucharistie reflète
peut-être une critique traditionnellement protestante. Marana s’est
servi également de ce procédé réducteur : pendant le Carême les
chrétiens « mangent d’un certain pain qu’ils appellent le Sacrement
de l’Eucharistie, où ils s’imaginent que leur Messie est réellement
présent, aussi-tôt que leurs Prêtres ont prononcé certaines paroles.
As-tu jamais rien vû de si fou ? » (1700, t. I, Lettre XII, p. 32).
13
Nom conventionnellement donné à la bulle Unigenitus
de 1713, promulguée en fait le 8 septembre 1713, date
postérieure à la date fictive de cette lettre (4 juin 1712). On
attribue communément cette erreur de Montesquieu à un remaniement
tardif, mais puisque Rica dit « il y a deux ans » le
décalage est en fait de trois ans – effet qui ne peut être que
voulu. Le roi tente d’imposer au clergé la bulle, qui condamne cent
une propositions contenues dans Le Nouveau
Testament en français, avec des réflexions morales du
janséniste Pasquier Quesnel : c’est le début d’une campagne
renouvelée contre le jansénisme. Montesquieu, alors ami de Fréret et
Desmolets, deux jansénistes notoires, et président au parlement de
Bordeaux où la bulle avait été difficilement acceptée, sous la
présidence de son oncle, Jean-Baptiste de Secondat, portera une
attention constante aux querelles suscitées par le jansénisme,
jusqu’à l’exil du parlement de Paris à Bourges en 1753 : voir
Lettre 137, note 35
et de nombreux passages des Pensées et
du Spicilège (voir Catherine Maire,
« Jansénisme », Dictionnaire
Montesquieu ).
14
Dans son commentaire sur Jean, IV, 25-26, Quesnel déclare :
« C’est une illusion, de s’imaginer que la connoissance des
mysteres de la religion ne doive pas être communiquée à ce sexe par la
lecture des livres saints, aprés cet exemple de la confiance avec
laquelle Jesus se manifeste à cette femme. – Ce n’est pas de la
simplicité des femmes, mais de la science orgueilleuse des hommes,
qu’est venu l’abus des écritures, & que sont nées les
herésies. » (Le Nouveau Testament ,
Paris, André Pralard, 1722, t. IV, p. 57). Ce texte constitue la quatre-vingt-troisième
proposition condamnée par la bulle Unigenitus
. Camusat (
Mémoires historiques et critiques
, p. 17) relève ce passage comme faisant partitulièrement
« sentir le ridicule » de cette interdiction. Voir Lettre 98.
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Le moufti est un des dignitaires du corps ecclésiastique musulman.
« A l’égard du Moufty, dont le caractere
est si grand, & la puissance si reverée dans les Etats du Grand
Seigneur, il ne s’attire que du respect en Perse, sans y avoir aucune
autorité […] » (Chardin, t. VI, p. 249 et 255). D’après Olivier Lefèvre d’Ormesson, le pape avait été
comparé au Moufti par le nonce Roberti en 1667, quand Colbert encouragea
le Conseil à adopter une réforme qui remettrait les vœux de religion à
un âge plus avancé ; le nonce protesta que le Conseil n’avait pas
de juridiction dans ces matières et déclara au P. Annat, confesseur
de Louis XIV, « qu’il estoit résolu de dire au roy que, sy
comme prince très chrestien, il ne vouloit pas defférer aux conciles
& à l’Eglise, au moins il suivist les exemples d’Angleterre, où le
roy, qui se prétendoit chef de l’Eglise, consultoit néantmoins les
évesques sur les affaires spirituelles ; les Hollandois, leurs
ministres ; le Turc, le moufti, et qu’au moins le roy devoit
considérer le pape comme le moufti » (Journal,
collection de documents inédits sur l’histoire de France,
Paris, Imprimerie Impériale, 1860-1861, t. II, p. 499
). Le même épisode est rapporté par le P. René Rapin (Mémoires, Paris, Gaume Frères et J. Duprey,
1865, t. III, p. 386-387).
16
« [O]n dit communément, que les Mahometans
excluent les Femmes du Paradis
. Il est vrai qu’ils les en excluent, mais c’est seulement en ce
sens, qu’elles ne doivent pas être en même lieu avec les hommes, pour
qui il y a des Femmes Celestes, plus belles que
les Femmes de ce Monde ne seront dans la Resurrection ; & qu’à l’égard des Femmes ressuscitées, qui seront rendues Bien-heureuses, elles passeront, disent-ils,
dans un lieu de Délices, & y jouïront comme
les Bien-heureux en leur lieu, de toutes sortes
de voluptez […] » (Chardin, t. VII, p. 59
).
17
Après la guerre de Hollande (1672-1679) et la guerre de la Ligue
d’Augsbourg (1688-1697), la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714)
est aussi un conflit européen : la Triple Alliance constituée en
1700 contre la France (épaulée en Espagne par les Castillans) regroupe
l’Angleterre, les Pays-Bas et l’Empire (à l’exception des électorats de
Cologne et de Bavière).
18
Expression attestée depuis 1684 ; on en retrouvera cinq autres
occurrences dans les Lettres persanes (
Lettres 55, 99, 114, 127
, 137). Selon
Jean-François Féraud : « Plusieurs n’aiment pas nombre innombrable ; mais l’usage l’a
admis ; & cette expression n’a rien de ridicule […] » (
Dictionnaire critique de la langue française
, Marseille, Jean Mossy, 1787, t. II, p. 472
).
19
Les jansénistes. L’expression est courante dans les écrits théologiques,
pour désigner les faiblesses humaines, « c’est-à-dire […] la
concupiscence & [l]es pechez qui ravagent toute une ame. » (
Le Dictionnaire chrétien , Paris, Elie
Josset, 1692, p. 424). Voir aussi les Méditations pour
tous les jours de l’année tirées des Évangiles de Firmin
Rainssant, Paris, Veuve François Muguet, 4 e
édition, 1708, p. 567 : « […] nos ennemis invisibles n’ayant de
pouvoir sur nous, que par la foiblesse & la lascheté de nostre
propre volonté […] ».
Saint-Simon rapporte que plusieurs personnes à la cour étaient
soupçonnées de jansénisme, ce qui faisait obstacle à leur carrière
(t. I, p. 933, et t. II, p. 899). Les alliés des
jansénistes à la cour étaient le prince et la princesse de Conti, et la
duchesse de Longueville.
20
Chardin a vu des mendiants appelés derviches, qui
« sont à peu près comme les Moines ou comme
nos Pelerins de l’Eglise de Rome ; car ils
prétendent quitter le monde par principe de dévotion, & professer
une pauvreté & une mendicité volontaire » (t. VIII,
p. 109-111).
21
Les jésuites, chez qui Louis XIV avait choisi tous ses
confesseurs : au père de La Chaize, beaucoup plus hostile aux
protestants qu’aux jansénistes, succéda en 1709 le père Le Tellier,
adversaire acharné de Port-Royal et soutien infatigable de la bulle Unigenitus. Le Régent devait l’exiler après la
mort de Louis XIV.
22
Cette lettre aurait suscité l’indignation du cardinal de Fleury et
son opposition à l’entrée de Montesquieu à l’Académie française en 1727
(cf. Lettre 71) :
Valincour lui avait transmis un extrait des Lettres
persanes d’où le cardinal déduisit que le cercle de M me de Lambert était une véritable « école
d’impiété » : voir Revue des autographes
, mars 1896, p. 19, cité par André Grellet-Dumazeau, La Société bordelaise sous Louis XV et le salon
de Mme Duplessy, Bordeaux-Paris, Féret et Fils – Libraires
associés, 1897, p. 62-63.
23
Il a donc fallu cent soixante et un jours (voir Jean-Paul Schneider,
« Les jeux du sens dans les Lettres
persanes . Temps du roman et temps de l’histoire »,
Revue Montesquieu nº 4, 2000,
p. 127-159, ici p. 153), pour aller d’Ispahan à
Paris ; les lettres échangées entre les deux capitales mettront
elles aussi environ cinq mois et demi à parvenir à leur
destinataire.