LETTRE CXLIX.
Solim
à
Usbek.
A Paris.
Je me plains, magnifique Seigneur ; & je te plains : jamais
serviteur fidelle n’est descendu dans l’affreux desespoir où je suis :
voici tes malheurs & les miens : je ne t’en écris qu’en tremblant.
Je jure par tous les Prophetes du Ciel, que depuis que tu m’as confié tes femmes,
j’ai veillé nuit & jour sur elles ; que je n’ai jamais suspendu un
moment le cours de mes inquietudes : j’ai commencé mon ministere par les
châtimens ; & je les ai suspendus, sans sortir de mon austerité
naturelle.
Mais
que te dis-je ? Pourquoi te vanter ici une fidelité qui t’a été inutile :
oublie tous mes services passez : regarde-moi comme un traitre ; &
punis-moi de tous les crimes que je n’ai pû empêcher.
Roxane, la superbe Roxane, ô Ciel ! à qui se fier desormais ? Tu
soupçonnois
Zachi
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, & tu avois pour Roxane une securité entiere : mais sa vertu
farouche étoit une cruelle imposture ; c’étoit le voile de sa
perfidie : je l’ai surprise dans les bras d’un jeune homme qui, dès qu’il
s’est vû decouvert, est venu sur moi : il m’a donné deux coups de
poignard : les Eunuques accourus au bruit, l’ont entouré. Il s’est défendu
long-tems, en a blessé plusieurs : il vouloit même rentrer dans la chambre,
pour mourir, disoit-il, aux yeux de Roxane : mais enfin il a cedé au
nombre ; & il est tombé à nos pieds.
Je ne sçais si j’attendrai, sublime Seigneur, tes ordres severes : tu as mis
ta vangeance en mes mains ; je ne dois pas la faire languir.
Du Serrail d’Ispahan le 8. de la Lune de Rebiab 1. 1720.