LETTRE CXXXVIII.
Usbek
à
Rhedi.
A Venise.
Il y a long-tems que l’on a dit
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que la bonne foi étoit l’ame d’un grand
Ministre .
Un particulier peut jouïr de l’obscurité où il se trouve ; il ne se
decredite que devant quelques gens ; il se tient couvert devant les
autres : mais un Ministre, qui manque à la probité, a autant de temoins,
autant de Juges, qu’il y a de gens qu’il gouverne.
Oserai-je le dire ? Le plus grand mal que fait un Ministre sans probité,
n’est pas de desservir son Prince, & de ruiner son Peuple : il y en a
un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux ; c’est le mauvais exemple
qu’il donne.
Tu sçais que j’ai long-tems voyagé dans les Indes, j’y ai vû une Nation
naturellement genereuse, pervertie en un instant depuis le dernier des Sujets
jusques aux plus grands, par le mauvais exemple d’un Ministre : j’y ai vû
tout un Peuple chez qui la generosité, la probité, la candeur, & la bonne
foi ont passé de tout tems pour les qualitez naturelles, devenir tout à coup le
dernier des Peuples, le mal se communiquer, & n’épargner pas même les
membres les plus
saints ; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes ;
&
violer dans toutes les occasions de leur vie les premiers principes de la Justice, sur ce vain prétexte qu’on la leur
avoit violée.
Ils appelloient des Loix odieuses en garantie des actions les plus lâches ;
& nommoient necessité, l’injustice & la perfidie.
J’ai vû la foi des Contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties,
toutes les Loix des familles renversées. J’ai vû des debiteurs avares fiers
d’une insolente pauvreté, instrumens indignes de la fureur des Loix & de la
rigueur des tems, feindre un payement au lieu de le faire, & porter le
couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.
J’en ai vû d’autres plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou plutôt
ramasser de terre des feuilles de chêne
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, pour les mettre à la place de la substance des veuves & des
orphelins.
J’ai vû naître soudain dans tous les cœurs une soif insatiable des richesses.
J’ai vû se former en un moment une detestable Conjuration de s’enrichir ;
non par un honnête travail, & une genereuse industrie ; mais par la
ruine du Prince, de l’Etat, & des Concitoyens.
J’ai vû un honnête Citoyen
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dans ces tems malheureux, ne se coucher qu’en disant ; j’ai ruïné
une famille aujourd’hui ; j’en ruinerai une autre demain.
Je vais, disoit un autre, avec un homme noir qui porte une Ecritoire à la main,
& un fer pointu à l’oreille
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, assassiner tous ceux à qui j’ai de l’obligation
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.
Un autre disoit ; je vois que j’accommode mes affaires : il est vrai
que lorsque j’allai il y a trois jours faire un certain payement, je laissai
toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que
j’otai l’éducation à un petit garçon ; le pere en mourra de douleur ;
la mere perit de tristesse : mais je n’ai fait que ce qui est permis par la
Loi.
Quel plus grand crime que celui, que commet un Ministre, lorsqu’il corrompt les
mœurs de toute une Nation, dégrade les ames les plus genereuses, ternit l’éclat
des dignitez, obscurcit la vertu même, & confond la plus haute naissance,
dans le mepris universel ?
Que dira la posterité, lorsqu’il lui faudra rougir de la honte de ses
Peres ? Que dira le Peuple naissant, lorsqu’il comparera le fer de ses
ayeux, avec l’or de ceux à qui il doit immediatement le jour ? Je ne doute
pas que les Nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de
noblesse qui les deshonore ; & ne laissent la génération presente dans
l’affreux néant où elle s’est mise.
De Paris le 11. de la Lune de
Rhamazan . 1720
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