LETTRE CXXII.
Rica
à
Ibben.
A Smirne.
Tu as ouï parler mille fois du fameux Roi de Suede : il assiegeoit une place
dans un Royaume qu’on nomme la Norvege ; comme il visitoit la tranchée seul
avec un Ingenieur ; il a reçu un coup dans la tête dont il est mort
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. On a fait sur le champ arrêter son premier Ministre
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; les Etats se sont assemblez, & l’ont condamné à perdre la
tête
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.
Il étoit accusé d’un grand Crime : c’étoit d’avoir calomnié la Nation, &
de lui avoir fait perdre la confiance de son Roi : forfait qui, selon moi,
merite mille morts.
Car enfin, si c’est une mauvaise action de noircir dans l’esprit du Prince, le
dernier de ses Sujets : qu’est-ce lorsque l’on
noircit la Nation entiere, & qu’on lui ôte la bienveillance de celui, que la
Providence a établi pour faire son bonheur ?
Je voudrois que les hommes parlassent aux Rois, comme les Anges parlent à notre
St. Prophete.
Tu sçais que dans les banquets sacrez, où le Seigneur des Seigneurs
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descend du plus sublime trône du monde, pour se communiquer à ses
Esclaves ; je me suis fait une Loi severe de captiver une Langue
indocile : on ne m’a jamais vû abandonner une seule parole, qui pût être
amere au dernier de ses Sujets : quand il m’a fallu cesser d’être sobre
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, je n’ai point cessé d’être
honnête homme ; & dans cette épreuve de notre fidelité, j’ai risqué ma vie,
& jamais ma vertu.
Je ne sçais comment il arrive qu’il n’y a presque jamais de Prince si mechant,
que son Ministre ne le soit encore davantage : s’il fait quelque action
mauvaise, elle a presque toujours été suggerée : de maniere que l’ambition
des Princes n’est jamais si dangereuse, que la bassesse d’ame de ses
Conseillers : mais comprens-tu qu’un homme, qui n’est que d’hier dans le
Ministere, qui peut-être n’y sera pas demain, puisse devenir dans un moment
l’Ennemi de lui-même, de sa famille, de sa Patrie, & du Peuple qui naîtra à
jamais de celui, qu’il va faire opprimer ?
Un Prince a des passions ; le Ministre les remuë : c’est de ce côté-là
qu’il dirige son Ministere : il n’a point d’autre but, ni n’en veut
connoître : les Courtisans le seduisent par leurs loüanges ; & lui
le flatte plus dangereusement par ses Conseils, par les desseins qu’il lui
inspire, & par les maximes qu’il lui propose.
A Paris le 25. de la Lune de Saphar. 1719.