LETTRE CXX.
Rica
à ***.
On est bien embarassé dans toutes les Religions quand il s’agit de donner une
idée des plaisirs, qui sont destinez à ceux qui ont bien vêcu. On épouvante
facilement les mechans par une longue suite de peines, dont on les menace :
mais pour les gens vertueux, on ne sçait que leur promettre : il semble que
la nature des plaisirs soit d’être d’une courte durée ; l’imagination a
peine à en representer d’autres
1
.
J’ai vû des Descriptions du Paradis capables d’y faire renoncer tous les gens de
bon sens : les uns font jouër sans cesse de la flute ces ombres
heureuses : d’autres les condamnent au supplice de se promener
éternellement
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: d’autres enfin qui les font rêver là haut aux maîtresses d’ici
bas, n’ont pas cru que cent millions d’années fussent un terme assez long, pour
leur ôter le goût de ces inquietudes amoureuses
3
.
Je me souviens à ce propos d’une Histoire que j’ai ouï raconter à un homme qui
avoit été dans le Pays du Mogol : elle fait voir que les Prêtres Indiens ne
sont pas moins steriles que les autres, dans les idées qu’ils ont des plaisirs
du Paradis.
Une femme qui venoit de perdre son mari vint en Ceremonie chez le Gouverneur de
la Ville, lui
demander permission de se brûler : mais comme dans les Pays soumis aux Mahometans, on
abolit tant qu’on peut cette cruelle coûtume, il la refusa absolument
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.
Lorsqu’elle vit ses prieres impuissantes, elle se jetta dans un furieux
emportement. Voyez, disoit-elle, comme on est gêné ; il ne sera
seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler, quand elle en a
envie ! A-t-on jamais vû rien de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs
se sont bien brûlées : & quand je vais demander permission à ce maudit
Gouverneur, il se fâche, & se met à crier comme un enragé.
Il se trouva là par hazard un jeune Bonze. Homme infidelle, lui dit le
Gouverneur, est-ce toi qui as mis
dans l’esprit de cette femme cette fureur ? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé : mais si elle m’en croit,
elle consommera son Sacrifice ; elle fera une action agreable au Dieu
Brama ; aussi en sera-t-elle bien recompensée, car elle retrouvera dans
l’autre monde son mari, & elle recommencera avec lui un second mariage
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. Que dites-vous, dit la femme surprise, je retrouverai mon mari ?
Ah je ne me brûle pas ; il étoit jaloux, chagrin, & d’ailleurs si
vieux, que si le Dieu Brama n’a point fait sur lui quelque reforme, sûrement il
n’a pas besoin de moi : me brûler pour lui ?.... pas seulement le bout
du doit pour le retirer du fond des Enfers. Deux vieux Bonzes qui me
séduisoient, & qui sçavoient de quelle maniere je vivois avec lui, n’avoient
garde de me tout dire : mais si le Dieu Brama n’a que ce present à me
faire, je renonce à cette beatitude. Monsieur le Gouverneur, je me fais
Mahometane : & pour vous, dit-elle en regardant le Bonze, vous pouvez,
si vous voulez, aller dire à mon mari, que je me
porte fort bien .
A Paris le 2. de la Lune de Chalval. 1718.