LETTRE CXVIII.
Usbek
au même.
La douceur du Gouvernement contribuë merveilleusement à la propagation de
l’espece. Toutes les Républiques en sont une preuve constante ; & plus
que toutes, la Suisse & la Hollande, qui sont les deux plus mauvais Païs de
l’Europe, si l’on considere la nature du terrain ; & qui cependant sont
les plus peuplés
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.
Rien n’attire plus les Etrangers que la liberté, & l’opulence, qui la suit
toujours : l’une se fait rechercher par elle-même ; &
les besoins attirent dans les Païs, où l’on trouve l’autre.
L’Espece se multiplie dans un Païs où l’abondance fournit aux enfans, sans rien
diminuer de la subsistance des peres.
L’Egalité même des Citoyens qui produit ordinairement de l’égalité dans les
fortunes, porte l’abondance, & la vie dans toutes les parties du Corps
Politique, & la répand par tout.
Il n’en est pas de même des Païs soumis au pouvoir arbitraire : le Prince,
les Courtisans, & quelques particuliers possedent toutes les
richesses ; pendant que tous les autres gemissent dans une pauvreté extrême
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.
Si un homme est mal à son aise, & qu’il sente qu’il fera des enfans plus
pauvres que lui ; il ne se mariera pas ; ou s’il se marie, il craindra
d’avoir un trop grand nombre d’enfans, qui pourroient achever de déranger sa
fortune, & qui descendroient de la condition de leur pere.
J’avouë que le Rustique ou Paisan étant une fois marié, peuplera indifferemment,
soit qu’il soit riche, soit qu’il soit pauvre : cette consideration ne le
touche pas : il a toujours un heritage sûr à laisser à ses enfans, qui est
son hoyau ; & rien ne
l’empêche jamais de suivre aveuglément l’instinct de la Nature.
Mais à quoi
servent dans un Etat ce nombre d’enfans, qui languissent dans la misere ?
Ils perissent presque tous à mesure qu’ils naissent : ils ne prosperent
jamais : foibles & debiles, ils meurent en détail de mille manieres,
tandis qu’ils sont emportez en gros par les frequentes maladies populaires, que
la misere & la mauvaise nourriture produisent toujours : ceux qui en
échappent, atteignent l’âge viril, sans en avoir la force, & languissent
tout le reste de leur vie.
Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement, si elles
ne sont bien cultivées : chez les peuples miserables l’Espece perd, &
même quelquefois degenere.
La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres passées,
la crainte où étoient tous les enfans de famille
qu’on ne les enrôlât dans la milice, les obligeoit de se marier
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, & cela dans un âge trop tendre, & dans le sein de la pauvreté.
De tant de Mariages il naissoit bien des enfans, que l’on cherche encore en
France, & que la misere, la famine, & les maladies en ont fait
disparoître.
Que si dans un Ciel aussi heureux, dans un Royaume aussi policé que la France, on
fait de pareilles remarques ; que sera-ce dans les autres Etats ?
A Paris le 23. de la Lune de Rhamazan. 1718.