LETTRE CXII.
Usbek
au même.
Nous avons jusques ici parlé des Pays Mahometans, & cherché la raison
pourquoi ils
étoient moins peuplez que ceux, qui étoient soumis à la Domination des
Romains : examinons à present ce qui a produit cet effet chez les
Chrétiens.
Le divorce étoit permis dans la Religion Payenne, & il fut défendu aux
Chrétiens. Ce changement, qui parut d’abord de si petite conséquence, eut
insensiblement des suites terribles, & telles qu’on peut à peine les croire
1
.
On ôta non seulement toute la douceur du mariage, mais aussi l’on donna atteinte
à sa fin : en voulant resserrer ses nœuds, on les relâcha : & au
lieu d’unir les cœurs, comme on le pretendoit, on les separa pour jamais
2
.
Dans une action si libre, & où le cœur doit avoir tant de part, on mit la
gêne, la necessité, & la fatalité du destin même. On compta pour rien les
degoûts, les caprices, & l’insociabilité des humeurs : on voulut fixer
le cœur ; c’est à dire ce qu’il y a de plus variable, & de plus
inconstant dans la nature : on attacha sans retour, & sans esperance
des gens accablez l’un de l’autre, & presque toujours mal assortis :
& l’on fit comme ces Tyrans, qui faisoient lier des hommes vivans à des
corps morts
3
.
Rien ne contribuoit plus à l’attachement mutuel, que la faculté du divorce :
un mari & une femme étoient portez à
supporter patiemment les peines domestiques, sçachant qu’ils étoient maîtres de les
faire finir ; & ils gardoient souvent ce pouvoir en main toute leur
vie, sans en user ; par cette seule consideration, qu’ils étoient libres de
le faire.
Il n’en est pas de même des Chrétiens, que leurs peines presentes desesperent
pour l’avenir : ils ne voyent dans les désagrémens du mariage, que leur
durée, & pour ainsi dire, leur éternité : de là viennent les degoûts,
les discordes, les mepris ; & c’est autant de perdu pour la posterité.
A peine a-t-on trois ans de mariage, qu’on en neglige l’essentiel : on
passe ensemble trente ans de froideur : il se forme des separations
intestines aussi fortes, & peut-être plus pernicieuses que si elles étoient
publiques : chacun vit, & reste de son côté ; & tout cela au
préjudice des races futures
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. Bien-tôt un homme degoûté d’une femme éternelle, se livrera aux filles
de joye ; commerce honteux, & si contraire à la Societé ; lequel
sans remplir l’objet du mariage, n’en represente tout au plus que les plaisirs.
Si de deux personnes ainsi liées, il y en a une, qui n’est pas propre au dessein
de la nature, & à la propagation de l’espece, soit par son temperament, soit
par son âge, elle ensevelit l’autre avec elle, & la rend aussi inutile
qu’elle l’est elle-même.
Il ne faut donc
pas s’étonner si l’on voit chez les Chrétiens tant de mariages fournir un si
petit nombre de Citoyens : le divorce est aboli : les mariages mal
assortis ne se raccommodent plus : les femmes ne passent plus comme chez
les Romains successivement dans les mains de plusieurs maris, qui en tiroient
dans le chemin le meilleur parti qu’il étoit possible
5
.
J’ose le dire, si dans une Republique comme Lacedemone, où les Citoyens étoient
sans cesse gênés par des Loix singulieres, & subtiles, & dans laquelle
il n’y avoit qu’une famille, qui étoit la Republique ; il avoit été établi
que les maris changeassent de femmes tous les ans, il en seroit né un Peuple
innombrable
6
.
Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les
Chrétiens à abolir le divorce : Le mariage chez toutes les Nations du
monde, est un contrat susceptible de toutes les Conventions, & on n’en a du
bannir que celles, qui auroient pû en affoiblir l’objet
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: mais les Chrétiens ne le regardent pas dans ce point de
vuë : aussi ont-ils bien de la peine à dire ce que c’est : Ils ne le
font pas consister dans le plaisir des sens : au contraire, comme je te
l’ai déja dit, il semble qu’ils veulent l’en bannir autant qu’ils peuvent
8
: mais c’est une image, une figure, & quelque chose de
mysterieux, que je ne comprens point.
A Paris le 19 de la Lune de Chahban. 1718.