1
Le Nouveau Mercure avait publié le 1 er janvier 1719 (p. 138
-139) le projet d’une « Histoire de la Terre ancienne et moderne », relayé par le Journal des savants . Montesquieu y proposait
de répertorier tous les phénomènes, naturels ou dus à l’homme, qui
depuis l’Antiquité avaient affecté la surface de la Terre (OC, t. 8, p. 183-184).
L’académie de Bordeaux s’y était intéressée, comme le montrent des notes
de l’abbé Bellet transmises à Montesquieu (« Changemens arrivés sur
la surface de la terre ou de la mer depuis l’autre siècle »,
OC, t. 17, p. 241-253).
2
Cf. Lettre 126 (« &
moi j’aperçus hier au soir une tache dans le Soleil […] »).
3
L’idée fontenellienne de ces « révolutions du globe »,
laïcisation du thème du Déluge, ne serait hérétique que si elle
présentait l’histoire de la Terre comme incompatible avec la chronologie
biblique. Mais, alors que Fontenelle projetait ces
« révolutions » dans un passé lointain, ce que lui reprochera
Buffon, Montesquieu évoque le phénomène au présent, comme on le trouve
dans les écrits quasiment contemporains de Boulainvilliers, que
Montesquieu pouvait connaître (Jean Ehrard, L’Idée
de nature en France dans la première moitié du
xviii
e
siècle , Paris, Albin Michel, 1994
[1963], p. 202). Peut-être faut-il y voir aussi l’influence des
travaux contemporains de l’Académie des sciences, notamment de Réaumur,
sur les fossiles, ou de ceux de l’académie de Bordeaux : voir
notamment la Résomption [par Montesquieu] de la dissertation de M. de Sarrau sur les
coquillages de Sainte-Croix-du-Mont (1718 ; OC, t. 8, p. 172-173) : « Il
n’y a rien de plus fort que les raisons que vous allegués en faveur de
votre opinion, et vous vous gardés bien de faire comme ceux qui, au lieu
d’envisager dans le deluge la colere de Dieu sur les hommes, s’en
servent seulement pour expliquer ces sortes d’effets. » La
formulation est ambiguë à souhait. Sur l’imaginaire des cosmogonies
diluviennes héritées du xvii
e siècle, notamment la Telluris historia sacra de Thomas Burnet (Catalogue , nº 1415), et A New Theory of the Earth
de William Whiston (1708), voir Susana Seguin, Science
et religion dans la pensée française du
xviii
e
siècle : le mythe du Déluge universel
, Paris, Champion, 2001.
4
Dans sa Dissertation sur l’origine des maladies
épidémiques, et principalement sur l’origine de la peste ,
Montpellier, Jean Martel, 1721, Jean Astruc consacre le chapitre
x
à « La grande Peste de 1348 », qui atteint toute
l’Asie, l’Afrique, la Sicile, puis l’Europe, frappe certains lieux
plusieurs fois (par exemple Montpellier) et ne prend fin qu’en 1385.
Astruc cite, d’après Mézeray et sans l’affirmer pour son propre compte,
l’idée que cette peste « fut produite par une vapeur de feu
horriblement puante, qui sortant de la Terre consuma, & dévora plus
de deux cents lieües de Païs, jusqu’aux Arbres & aux Pierres »
(p. 44
). Il répète au chapitre xxii que la
peste peut tuer les fruits et les arbres (p. 116). Montesquieu possédait un autre Traité de la peste , celui d’Isaac Quatroux (Paris, E.
Couterot, 1671 ; Catalogue , nº
1182). Voir Pensées ,
nº 419. On ne sait comment la peste se propage (certains contestent
même qu’elle soit contagieuse) : voir Jean Ehrard, « Opinions
médicales en France au xviii
e siècle : la peste et l’idée de
contagion », Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations, nº 12, 1957/1, p. 46-59. La peste avait éclaté à Marseille en juillet 1720,
tuant près de la moitié de la population ; Montesquieu devait en
relever les progrès (Spicilège ,
nº 316, d’août 1721), tandis que l’académie de Bordeaux mettait au
concours en 1721 la question de la contagion. Plusieurs ouvrages sur la
peste de Marseille se trouvaient à La Brède : n os
1142, 1163, 1169, mais ils sont sans doute trop tardifs pour être mis en
relation avec cette lettre. Voir Jean-Pierre Poussou, « La peste de
Marseille de 1720 » et C. Volpilhac-Auger, « Les livres de
l’année 1721 : l’année terrible », Cahiers Saint-Simon n o 45,
2017, « Au temps des Lettres persanes
: les Lumières avant les Lumières ? », respectivement p.
47-66 et p. 17-28.
5
Sur l’histoire de la propagation de la syphilis, voir ci-dessus Lettre 102, note 6.
6
Exalter , terme de chimie :
« Elever, augmenter, redoubler la vertu d’un minéral, etc. » (
Académie, 1718). Ce serait donc un poison
plus actif.
7
Montesquieu avait dans sa bibliothèque le Nouveau
Système concernant la génération, les maladies vénériennes et le
mercure de Charles Denys de Launay (Paris, 1698 ;
Catalogue , nº 1139).
8
Celle de Noé (Genèse, VII).
9
Selon la Vulgate, le monde aurait été créé quatre mille ans avant
Jésus-Christ (en 4004 selon James Usher, Annales
Veteris Testamenti, 1650) ; cette opinion, la seule
reconnue par l’Église, se heurtait néanmoins à la chronologie de la
version des Septante, qui supposait douze cents ans de plus, et qui de
ce fait se conciliait mieux avec l’histoire des Chinois ou des Égyptiens
(voir Textes repris dans les
Pensées
, Ms 2519). Ces difficultés ne sont pas nouvelles, mais c’est
seulement à partir de 1725, avec l’
Abrégé de chronologie
de Newton (Catalogue , nº
2697) publié au tome VII de l’ Histoire
des juifs d’Humphrey Prideaux, et les répliques et travaux
de Fréret, que la question chronologique deviendra en France une
question érudite de première importance, voire une arme de guerre
philosophique contre la Bible. Comme le montre la suite de la lettre, la
question est métaphysique avant d’être historique.
10
Descartes affirme que « Dieu n’est point sujet à changer, & […]
il agit toujours de même sorte » (Principes
de la philosophie , II e partie,
§ 37).
11
L’Espion turc évoque des livres anciens « où il est dit, que le
monde existe depuis tant de millions d’années, peu s’en faut que je ne
devienne Pythagoricien, que je ne croye que le monde est éternel. Et où
en seroit l’absurdité ? Dieu a la même puissance infinie de toute
éternité, la même sagesse, & la même bonté, qu’il a euë depuis cinq
ou six mille ans. Qui a dû donc l’empêcher d’exercer plûtôt ses divins
attributs ? Quelle raison a-t-il pû avoir pour tirer si tard cette
glorieuse fabrique du sein du néant ? » (Marana, t. III,
Lettre V, p. 27). « J’ai eu des conversations sur ce sujet avec
divers Rabins & Docteurs Chrétiens […] Ils croient que la matiére
premiere est plus ancienne qu’Adam de cinq jours, & prennent chacun
de ces jours pour l’espace de vingt-quatre heures […] Ils ne considérent
point que selon leur Bible il y avoit lumiere & ténébres, & par
consequent jour & nuit, avant que le Soleil fût créé. […] Cependant
il est dit dans un autre endroit de leur Bible, qu’à
Dieu un jour est mille ans, & que les mille ans font un jour
. » (ibid., Lettre XXVI,
p. 106). Son frère évoque « certains livres, qu’on ne
trouve que chez les Brachmanes », qui « contiennent une
histoire du monde, qui a selon eux plus de trente millions d’ans. Ils
divisent le tems de sa durée en quatre âges, dont ils disent que trois
sont déja passez, & une bonne partie du quatriéme. […] Il ne seroit
donc pas dificile d’expliquer l’histoire de Moïse par les livres des
Brachmanes, & de concilier les six jours de l’un avec les quatre
âges des autres, puisqu’un jour peut être un million d’ans, aussi bien
que mille par rapport à la Divinité ». (ibid.
, Lettre XXVI, p. 107-108).
12
Rapprochement à résonance biblique : « Qui a comté le
sable de la mer, les goutes de la pluie & les jours de la
durée du monde ? » (Ecclésiastique, I, 2), ou dérivant des adunata
traditionnels, grecs ou latins. Le sujet intéresse
Montesquieu (sur « la grande antiquité du monde » dont
lui a parlé Dortous de Mairan, voir Spicilège
, nº 345) ; mais surtout la proposition est
hardie, comme le montre la lettre de Benoît de Maillet à
l’abbé Le Mascrier du 26 novembre 1736 : « Mr de
Montesquieu a beau avoir renoncé à son opinion de l’eternité du
globe de la terre pour etre admis dans une academie
honnorable : il n’en est resté pas moins persuadé que les
années de l’existance de notre globe n’en étoient pas plus
mesurables que le nombre des grains de sable qu’on rencontroit
sur les bords de ces mers et dans les vastes plaines qui en sont
couvertes, et dont il est parsemé en tant d’endroits. Peut etre
Telliamed pense t’il comme ces grands hommes sur la religion
chrétienne » (Miguel Benítez, La Face
cachée des Lumières. Recherches sur les manuscrits
philosophiques clandestins à l’âge classique ,
Paris-Oxford, Universitas, 1996, p. 233). La disparition de
cet alinéa dans la dernière version des Cahiers de corrections confirme
l’affirmation initiale de Maillet : celui-ci a donc dû
connaître intimement Montesquieu, comme le supposait M. Benítez
(ibid., p. 246) ; mais
surtout elle semble bien révéler que l’élection de Montesquieu à
l’Académie française s’est accompagnée de la promesse,
finalement tenue, de corrections. Le passage n’en figure pas
moins dans l’édition de 1758 (voir la variante 6). Il est très
peu probable que les libraires ou Secondat aient conservé de
leur propre chef une proposition aussi litigieuse, sur laquelle
la note attirait même l’attention ; et s’ils préféraient
ignorer une correction de Montesquieu, il leur suffisait de
laisser le texte en l’état. Il faut donc supposer que
Montesquieu a laissé des indications, aujourd’hui perdues (ou
orales ?), en ce sens.
13
Voir plus haut la note 3.